BIBLIOTHÈQUE, RAP, CULTURE ET MALEK BOUTIH

« Je suis républicain parce qu’il y avait une bibliothèque en bas de chez moi. Et pas une salle de rap. » Ces mots sont prononcés par le député de la 10ème circonscription de l’Essonne, Malek Boutih aux micros de France inter. Avoir droit à de telles inepties si tôt le matin, à la messe hebdomadaire de Patrick Cohen, n’est pas une sinécure.

 

Au lendemain des tragiques événements qui ont touché le pays, c’est avec une sacrée gueule de bois que nous nous réveillons. Avant d’aller plus loin, comment ne pas diriger nos sincères condoléances, une nouvelle fois, vers les familles des victimes. Lorsque le bateau tangue – et ça fait un moment qu’il tangue – la solidarité est de mise et il est nécessaire de s’accrocher à ce que nous avons de plus solide. Ce qu’il y a de plus solide, c’est peut-être la culture. La culture qui englobe, rassemble, pas celle qui divise. Pas celle de Malek Boutih. Pourquoi segmenter l’éventail culturel dont dispose la pays ? Peut être qu’il est structurellement segmenté et on aurait tendance à être d’accord avec cela. Ce qui est gênant dans notre affaire, c’est que le député semble ignorer que la culture se cache aussi bien derrière un livre de Franz Olivier Giesbert que sur une piste d’un album de LIM. Ce qu’il semble ignorer aussi (décidément) c’est que hiérarchiser les pratiques culturelles est un procédé intellectuel douteux. En vérité le but de ce papier n’est pas de taper à outrance sur l’ancien président de SOS Racisme – lors d’un autre papier pourquoi pas – parce que ce serait légitimer ses propos. En réalité ce papier est un prétexte pour aborder la question du traitement de l’artiste – rap – dans un paysage social et médiatique en difficulté. Les rappeurs ne sont pas uniquement des lanceurs d’alertes et les réduire à cela serait idéaliser l’esthétique, qui ne l’est pas. Cependant, depuis plus d’une dizaine d’années un grand nombre d’artistes ont alerté la république chère à Malek, qui n’a pas su l’écouter, préférant sans doute s’isoler dans les bibliothèques.

 

 

On avait jusque-là été épargné de toute analyse réchauffée sur les origines sociologiques des terroristes. Alors que le prisme géopolitique primait pour expliquer l’inexplicable, voici que la vieille rengaine réactionnaire pointe à nouveau le bout de son nez et nous renvoie la sale odeur des raccourcis entre terrorisme, banlieues et … rap. Le raisonnement semblait caduque et abandonné depuis les coups d’épées dans l’eau des Grosdidier, Sarkozy et autre Valls Et pourtant, le revoilà.

Le plus étonnant cette fois est que l’improbable équation n’est pas l’oeuvre de l’extrême droite mais de celui qui se voulait défenseur de la cause des quartiers. C’est donc un militant anti-raciste, employé par Skyrock qui plus est, qui vient nous expliquer que s’il est républicain, « c’est parce qu’en bas de chez moi il y avait une bibliothèque, et pas une salle de rap ». Nous nous garderons bien de descendre la simplicité de son interprétation des tueries parisiennes, mais sa mise en corrélation entre la situation des quartiers et le rap ne pouvait nous laisser de marbre.

Il serait même trop facile de faire l’inventaire des sorties contradictoires du concerné pour démonter sa légitimité et démontrer l’incohérence de son discours. En parlant d’incohérence, justement : comment peut-on expliquer sans scrupule dans la même minute que le salut passera par la culture et que le rap pose problème ?

Et le même Boutih de vite se rattraper en ajoutant que « le rap, j’adore hein, j’en écoute ! », comme s’il se rendait compte de l’absurdité de son propos. Une rhétorique qui là encore n’est pas sans rappeler celle du raciste qui, juste après avoir expliqué que la France est d’abord un pays de blancs, précise qu’il a quand même des amis noirs.Finalement, l’idée qui traine derrière ces grandiloquences c’est que rap et culture seraient antagonistes. C’est l’idée très française que la Culture se trouve d’abord dans les livres, les tableaux, et les théâtres et que toute expression urbaine ne serait que bruit et divertissement, qu’en dépit des rares élans de soutien politique qu’il a pu susciter, le rap aurait vocation à rester un éternel effet de mode perturbateur.

 

C’est toute la contradiction d’un mouvement dont l’essor n’est pus à discuter, mais dont les représentations peinent à évoluer. Car aujourd’hui, du rap, on en entend (presque) partout. Les maisons de disques en sont friandes, les charts lui réservent régulièrement les premières places, et les radios ne rechignent plus à en diffuser aux heures de pointe.Pourtant, les étiquettes sont tenaces. Du chroniqueur réac au politique en campagne, nombreux sont les prédicateurs à assimiler le rap au mieux à une sous-culture, au pire à un creuset du radicalisme. Il convient donc de réhabiliter le hip hop comme un enrichissement de l’esprit par des exercices intellectuels, pour reprendre la définition du mot culture dans le dictionnaire. Car lorsque notre cher Malek Boutih voit dans « l’ouverture à la culture » un moyen de contrer l’intégrisme, on comprend qu’il fait plus référence à la lecture de grands auteurs qu’à l’écoute des morceaux « classiques » de rap français. Il jette ainsi le discrédit sur ce dernier et relance les vieux clichés d’une musique immature et abrutissante qui ne mériterait pas l’immense héritage culturel français.

 

« Je considère qu’en France, il y a une tradition d’artistes qui ont une liberté qui doit être plus grande que des journalistes ou des politiques »

 

Pourtant, qu’y-a-t’il de plus français que de jouer avec les mots pour exprimer un propos ? La recherche du mot juste, si chère à la Littérature, n’est-elle pas le propre des rappeurs ? Le travail autour de l’ambiance et des symboles que représente un clip ne relève-t-il pas de la mise en scène théâtrale ? Au-delà de ça, ce refus de voir dans le rap un vivier culturel et créatif peut s’expliquer par une vision obsolète de l’Art, obstinée à se tourner vers le passé pour en trouver l’essence. Dans ce discours, la Culture au sens noble n’est pas vue comme un domaine vivant, dont les productions contemporaines seraient tout aussi légitimes que leurs ancêtres. En désignant la bibliothèque comme un lieu d’ouverture et les « salles de rap » (les quoi ? !) comme ceux de la déchéance, il s’agit en fait de rappeler une certaine hiérarchie entre arts majeurs et arts mineurs. Ce que nous dit l’intéressé, c’est que le rap ne peut être sérieusement considéré comme un moyen d’émancipation. Pourtant, quiconque s’y intéresse de près comprend les richesses de la discipline. Comment ne peut-on voir dans le rap un vecteur de créativité et de réflexion ? Lorsqu’on dénonce le manque de soutien aux initiatives culturelles dans les banlieues, on devrait dans le même temps se réjouir du dynamisme des rappeurs et de l’engouement qu’ils provoquent sur tout le territoire français.

 

La spécificité du rap, ou plutôt des raps, vient de la multitude de ses appropriations

 

Mais c’est l’inverse qui se produit : malgré la professionnalisation progressive du mouvement, sa subtilité reste invisible aux yeux d’une partie des représentants politiques et médiatiques. Question de génération ? Peut-être. C’est ce que soutiennent en tout cas certains rockeurs qui rappellent à l’envie que leur musique est aussi passée par là, et que la normalisation du rap ne se fera que sur le long terme. Mais plus de trente ans après son apparition en France, on est en droit d’émettre des doutes et de chercher ailleurs l’origine de ces réticences à accepter une musique comme partie structurante de la culture française. L’un des symptômes de ce manque de considération officielle envers le rap apparaît dans sa présentation comme un mouvement uniforme ; alors que la reconnaissance de la diversité de ses composantes serait la première étape pour redorer son blason. La spécificité du rap, ou plutôt des raps, vient de la multitude de ses appropriations. Difficile de trouver beaucoup de points communs entre Oxmo Puccino et Casey, entre Fuzati et Kaaris, entre NTM et PNL.

Or c’est le principal avantage de cette musique que de donner à boire et à manger à tout le monde. Rap conscient, rap festif, rap hardcore, rap planant… Les catégories ne manquent pas et reflètent l’étendue de ses interprétations. Et c’est toute cette complexité qui échappe aux discours récurrents dans les médias.

Le seul mérite de l’intervention sur France Inter de Malek Boutih est alors de rappeler le décalage persistant entre la vision de représentants politiques et journalistes sur le rap et son poids grandissant dans la société. Car il est loin d’être un cas isolé, et chaque réception d’un rappeur sur un plateau de télé (celui d’On n’est pas couché, au hasard) en donne une illustration supplémentaire.

 

Khoman et Arsbassi