AFFAIRE ADAMA TRAORÉ : CHRONIQUES D’UNE MORT DÉNONCÉE

Jeudi 17 novembre, on apprenait que la Maire de Beaumont-sur-Oise Nathalie Groux, où Adama Traoré est mort lors de son interpellation par les gendarmes cet été, allait porter plainte pour diffamation contre la sœur de la victime suite à ses déclarations sur le manque de soutien de l’élue. Le soir même, lors du conseil municipal de la ville, un vote devait être proposé pour allouer une partie du budget communal au financement des frais de justice de cette plainte. Proches et soutiens de la famille décidaient alors d’assister à la réunion pour protester contre cette proposition. Après l’intervention des forces de l’ordre pour bloquer leur entrée dans la salle, la réunion sera finalement annulée. Cette soirée mouvementée marque une nouvelle étape dans la mobilisation pour la famille Traoré, qui a diffusé le 22 novembre dernier un communiqué de presse après l’arrestation de plusieurs de ses membres. L’occasion, quatre mois après le décès du jeune homme, de faire le point sur la situation à travers deux témoignages.

 

 

« Une rumeur provient du bas, échappe au brouhaha, on entend alors clamer : Pas de justice, pas de paix » – La Rumeur

 

De la sueur et des larmes
15h. Zied Benna, Bouna Traoré, Babacar Gueye, Ali Ziri, Makome Mbowole, Rémi Fraisse, Hakim Ajimi, Wissam El Yamni, Abdel El Jabri, Jamal Ghermaoui, Adama Traoré… Autant de noms scandés au milieu du Boulevard St-Martin dans ce qui restera l’un des moments forts de cette journée du 5 novembre 2016. Autant de noms de défunts auxquels répondent les « on oublie pas, on pardonne pas » criés par une foule chauffée à blanc qui marche alors depuis plus de trois heures. Ces noms, ce sont ceux de citoyens morts entre les mains des forces de l’ordre depuis plus de trente ans. Les noms d’un fléau qui perdure et fait de l’État français le responsable de crimes impunis sur son propre territoire, au mépris de rapports d’organisations internationales édifiants mais restés lettres mortes. Ceux qui crient ces noms, ce sont les proches des victimes, devenus activistes par la force des choses, venus clamer leur peine mais surtout, réclamer justice et exiger leur dû à un État qui se veut de droit.

Cette marche collective, partie de Chatêlet jusqu’à la place ô combien symbolique de la République, était d’abord un hommage à Adama Traoré, mort le 19 juillet 2016 suite à son arrestation par des gendarmes de Beaumont-sur-Oise dans des circonstances tenues secrètes par les autorités. Trop secrètes pour qu’elles n’éveillent pas les soupçons de la famille, plongée dans le doute par une série de révélations bien trop lourdes pour s’en tenir à la thèse accidentelle. Course-poursuite, échange musclé, menottes, clé de bras, perte de connaissance, fourgon, commissariat, silence de mort, récit ambigu. Un scénario trop connu dans les quartiers populaires pour ne pas rappeler les centaines de précédents trop facilement nommés « bavures ». Quand on apprend que les deux autopsies consécutives de la victime ne révèlent pas les mêmes éléments et sont donc contradictoires, l’excuse d’un geste mal maîtrisé ne tient pas. Quelques jours après le drame, de témoignages solides en changements du discours officiel, l’histoire initiale d’une faiblesse cardiaque à l’origine de la mort d’Adama Traoré était donc mise à mal. Les doutes de départ s’avéraient judicieux et la lutte pour une enquête neutre et un procès équitable était déjà lancée.

 

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À nous le bruit
13h. Avant la manifestation, face à la gravité des événements et au succès du rassemblement, on en vient à se demander comment la colère d’un deuil a pu se muer en un mouvement social aussi conséquent ; et par extension, comment le sentiment de révolte face à un mensonge d’État n’a pas donné lieu, cette fois, qu’à une énième nuit d’émeutes. Naturellement, on songe à un contexte militant favorable, à l’élan toujours palpable des tentatives de convergence des luttes nées à Nuit Debout, lors desquelles une partie de la population a découvert avec effroi la réalité des violences policières. On repense aussi à la Marche de la Dignité, point d’orgue d’une profusion d’initiatives contre le racisme, organisée un an plus tôt. Parce qu’ici, qu’on le veuille ou non, la question du racisme se pose, dans la mesure où l’écrasante majorité des victimes précitées présentent le point commun hasardeux d’un nom à consonance étrangère. Et puisque les morts en question ont été provoquées par des fonctionnaires d’État dans l’exercice de leur fonction, le spectre d’un racisme d’État résiste aux réfutations les plus catégoriques, à commencer par la sinistre réponse du ministère de l’intérieur à l’unique interpellation d’un élu à ce sujet.

Au-delà du contexte, l’ampleur du mouvement pour Adama Traoré tient peut-être aussi à la force de caractère d’une famille qui a su surpasser le deuil pour se mobiliser en nombre. D’abord, il y a Assa Traoré, sœur de, qui impressionne depuis le début de « l’affaire » par son dévouement et fédère bien au-delà de Beaumont-sur-Oise. Au sens plus large, la famille, c’est aussi ces dizaines de potes du quartier, improvisés organisateurs de manif’, dispatchés de part et d’autre de la foule pour assurer la bonne tenue du parcours. Les mêmes qu’on verra à tour de rôle en tête de cortège pour haranguer les milliers de marcheurs-militants par leurs slogans répétés jusqu’à l’étourdissement : « Justice pour Adama. Vérité pour Adama. » Et rien d’autre. Quand le monde médiatique tarde à relayer l’urgence de la situation, quand la classe politique ne daigne pas exprimer le moindre soutien (on ne regrettera pas, à ce propos, l’absence de représentants politiques dont le silence ressemble beaucoup à un oubli), il ne reste plus qu’à crier, en boucle, jusqu’à se faire entendre en haut-lieu. Pas de justice, pas de paix. Pas de vérité, pas de calme.

 

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Légitime défiance
17h. Après avoir crié, pleuré, arpenté les rues de Paris et montré publiquement la force de la colère, l’heure est à l’échange, à la discussion. Place de la République, sous l’œil d’une Marianne au centre des lieux et des crispations, un micro tourne. Tour à tour, proches, témoins, activistes, artistes et militants affirment leur soutien à la famille et à la cause. C’est aussi l’occasion de revenir sur les faits en détails, d’expliquer haut et fort qu’on parle bien d’homicides. « Qu’est-ce qui justifie qu’on écrase face contre terre jusqu’à l’étouffement un homme menotté ? Qu’est-ce qui justifie qu’on attende vingt-quatre heures avant d’annoncer à sa famille la mort d’Adama Traoré ? ». Les exemples et questions se multiplient. On essaye petit à petit d’élargir le thème. Parce qu’avant les morts, il y a des interpellations abusives, des contrôles répétitifs, des palpations humiliantes, bref des comportements déplacés qui forment une routine insupportable pour une partie de la population dont chacun a pu faire l’amère expérience. Plus que les forces de l’ordre comme individus, c’est toute une institution qui est remise en question : peut-on réellement faire confiance à des agents dont les autorités cautionnent les débordements ? « Quand le chien est mauvais, il faut regarder le maître », disait Almany Kanouté. Le débat est loin d’être stérile et les idées fusent : il faut se rassembler régulièrement, il faut manifester, il faut venir en nombre aux procès pour empêcher que l’issue soit faussée, il faut interdire la « clé d’étranglement » -technique d’immobilisation dangereuse et disproportionnée-, il faut filmer chaque arrestation qui tourne mal.

Une fois le tour de la question bien entamée, la lutte contre les violences policières ressort renforcée de cette journée forte en émotions. Gageons que cet épisode ne sera pas sans suite. Après avoir obtenu le dépaysement de l’enquête à Paris, la pression doit être maintenue face à un gouvernement contraint à revenir sur les mensonges avérés de ses responsables administratifs. Tragiquement, le drame initial a donné vie à un élan qui, parions-le, marquera les mémoires. Loin du rassemblement anti-flic annoncé par ses détracteurs, ce mouvement de solidarité s’inscrit dans une tradition bien française de révolte pour la justice et l’égalité. « J’ai du mal à respirer« . Ce sont les derniers mots d’Adama Traoré, mort étouffé. Sans l’intervention des pouvoirs publics pour mettre fin aux violences policières, l’ambiance du pays pourrait elle aussi devenir irrespirable.

 

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Hervé Nein

 

« Putain, pas encore… »

 

Il y’a plus d’un an, j’écrivais des lignes ici-même pour nous rappeler, pour me rappeler, de la décennie passée depuis la mort de Bouna et Zyed. Quand j’ai appris la mort d’Adama Traoré, mes premiers mots ont été : « Putain, pas encore… ». Pas encore. Pas encore ce triste marronnier qui n’a que faire des saisons pour faire tomber ses fruits. Pas encore la mort d’un jeune de banlieue dans les bras protecteurs des forces de l’ordre. Pas encore une classe politique et médiatique aussi aveugle que Stevie Wonder. Pas encore une famille en deuil… Pourtant si. Encore. Alors encore une fois on descend dans la rue, on gueule des slogans, on marche, on signe des pétitions, puis on retourne à nos vies et alors on dort, on mange, on chie, on rit et on pleure, on consomme puis on travaille, pour consommer encore plus. En somme on oublie déjà être descendu dans la rue.

Moi ce n’est pas à Paris que j’étais mais à Montpellier, quelques jours après le décès d’Adama. La place de la Comédie, toujours prompt à accueillir tous les saltimbanques et badauds du coin, n’a eu que très peu d’égard pour cette manifestation. Le collectif appelant au rassemblement était le BDS 34, connu pour leur lutte pour la Palestine et pour le boycott de produits Israéliens. Déjà, je me suis dit qu’il y’avait un souci. Où était Sos Racisme ? La Licra ? Où étaient mes copains antifa, communistes, anar’, avec qui j’ai partagé le gaz lacrymogène de la police ? Pas là en tout cas. La convergence des luttes a ses limites. Des limites béantes, grandissantes de jour en jour, de mort en mort. On en parlait avec les gars du Royal, ils le savent et espèrent changer la donne.
La convergence des luttes existe, ici c’était la cause palestinienne qui rejoignait l’oppression policière en banlieue. Les parallèles sont vite faits et à en croire Eric Zemmour, la banlieue risque le même sort que la bande de Gaza. Si les parallèles se font rapidement, c’est aussi le cas des raccourcis. « La banlieue c’est une affaire de noirs et d’arabes », ce raccourci en offusquerait plus d’un. Pourtant, la banlieue est laissée à elle-même.

Si Jean-Luc Mélenchon a dénoncé les pratiques des forces de l’ordre, les autres représentants de la souveraineté populaire n’ont pas moufté, mis à part Pouria Amirshahi, député frondeur du PS. Le manque de réaction du gouvernement est ici symptomatique. On savait le Parti Socialiste autant de gauche qu’Emmanuel Macron, pourtant on s’attendait à une envolée lyrique du Président pour dénoncer les violences policières en banlieues. Ne serait-ce qu’histoire de glaner des voix chez les « sans-dents » de l’autre côté du périph’. Pourtant rien, nada, niet, walou. Et ce malgré l’appel d’Assa Traoré auprès du chef de l’État.
Le tableau est sombre mais on va se débrouiller pour y taguer de couleurs bariolées les noms de ces fruits, encore précoce, que les vents violents projettent à terre. Comme disait l’autre, « né pour amener ma part de progrès ». C’est ce que je vais faire, essayer au moins. C’est ce qu’on essaye de faire avec Union Urbaine. C’est ce que font des milliers de gens en France et je serai toujours solidaire de ceux-là. Hier, comme aujourd’hui et demain, le combat continue et continuera.

 

Monkey D.Capsule