DE BEAUMONT-SUR-OISE À PORTE DE CLICHY, PARCOURS DES COMBATTANTS

Vendredi 5 juin 2020, les juges chargés de l’affaire Adama Traoré ont annoncé qu’ils acceptaient d’entendre deux nouveaux témoignages, une demande réclamée par le Comité pour Adama depuis 2016. Quelques jours seulement après le rassemblement massif devant le Tribunal de Grande Instance de Paris, cette nouvelle prouve que la lutte peut avoir des effets concrets. Retour sur quatre ans de mobilisation.

 

C’était le 19 décembre 2017. Devant une trentaine de courageux qui ont bravé le froid hivernal, une baffle de fortune résonne dans le hall du tribunal de Pontoise, dans le Val-d’Oise. Les policiers sont ce jour-là plus nombreux que les manifestants. Pas de quoi effrayer Assa Traoré qui tient le micro depuis plus d’une heure pour dénoncer le sort de ses frères : Adama, tué dans un véhicule de gendarmerie le 19 juillet 2016, Youssouf, condamné à six mois de prison pour outrage, Bagui, condamné à huit mois de prison pour outrage et violences, et Yacouba, condamné à trois ans de prison pour l’incendie d’un bus. Elle explique aux quelques journalistes présents que la répression que subit sa famille est un acharnement judiciaire qui vise à mettre fin à son combat. Au terme de son intervention, Assa donne rendez-vous à ses soutiens : « On est juste venus pour prendre la température, pour voir comment ça se passait et pour mieux s’organiser pour la prochaine fois. On reviendra. »

Près de trois ans plus tard, le 3 juin 2020, l’image fait le tour des journaux télévisés : 40 000 personnes sont réunies à Porte de Clichy devant le Tribunal de Grande Instance de Paris pour soutenir Assa Traoré. Le rassemblement est une démonstration de force et le contraste entre les deux épisodes est saisissant. D’une mobilisation de quartier, on passe à une affaire nationale. Le lendemain, pour la première fois depuis 2016, le gouvernement daigne réagir à l’évènement par l’intermédiaire de sa porte-parole. L’enthousiasme porte à croire que le mouvement est irréversible et que l’histoire ne pourra plus jamais revenir en arrière.

Alors, des questions se posent. Comment est-on passé en quatre ans d’une affaire confidentielle à un émoi national ? Comment une famille a-t-elle pu réunir autant de monde ? Comment ce groupe devenu foule a-t-il réussi à interpeller les décideurs ? Comment une cause aussi décriée est-elle soudainement devenue « tendance » ? Comment les pudeurs d’autrefois ont-elles pu laisser place à cet élan de solidarité ? Difficile d’y voir clair dans le feu de l’action et de faire une rétrospective à chaud de ce basculement. Mais des éléments apparaissent d’ores et déjà décisifs dans cet avènement.

DU LOCAL AU NATIONAL

 

L’œuvre du Comité pour Adama, c’est d’avoir fait d’une histoire dramatique un élément fédérateur. Parce que sa mort ressemble trop aux précédents que l’on a connu en France, l’affaire devait toucher le plus grand nombre. Encore fallait-il que ça se sache. La force du groupe est d’avoir constitué une base solide autour du quartier tout en sortant de leur ville pour rameuter les soutiens de toutes parts. Après coup, cette stratégie peut sembler évidente... à condition d’éviter les pièges habituels. Dans un milieu militant aussi marginalisé que divisé, ce n’est pas une mince affaire. Faire d’un comité de soutien la tête de gondole d’un large mouvement de lutte contre les violences policières relève de l’inattendu. Pour y parvenir, les membres du Comité ont su s’appuyer sur l’expérience de militants chevronnés et s’inscrire dans la longue histoire des mobilisations des quartiers populaires. Assa Traoré et son entourage ont réussi à s’imposer tout en reprenant le travail des groupes mobilisés avant eux. À chaque rassemblement, on a pu entendre Assa Traoré donner de la force à celles qui l’ont précédé comme Ramata Dieng, Awa Gueye, Amal Bentounsi et tant d’autres proches de victimes. Relayer ces combats a permis de monter en généralité la mort d’Adama et de prouver que derrière son cas se tramait un enjeu national, celui des violences policières. En reliant la singularité du cas Traoré à la situation sociale en France, la mobilisation a créé des rapprochements surprenants qui ont vite dépassé le cadre des quartiers populaires.

L'EFFICACITÉ DU RELAIS MÉDIATIQUE

 

C’est l’autre réussite du Comité, celle d’avoir investi les médias pour faire connaître son action. Rarement un tel sujet clivant n’aura été aussi présent dans la presse généraliste. Certes, la télévision s’est montrée plus taiseuse, et il a fallu batailler contre les approximations de certains journalistes. Mais Assa Traoré a très tôt multiplié les apparitions dans des médias à grande audience. Dès 2016, Le Monde et Libération lui consacraient des portraits, avant qu’elle ne se prête au jeu de la « rédactrice en chef » pour Politis puis Les Inrockuptibles. Ce relais médiatique surprend tant il est coutumier de voir les militants caricaturés et dépossédés de leur parole. Le tour de force d’Assa Traoré est d’avoir réussi à maintenir un discours ferme sur la légitimité de son combat sans céder aux tournures policées des journalistes. Sa radicalité n’a pas provoqué de rejet, au contraire, elle a été écoutée, comprise, et d’autant plus sollicitée. Si le Comité a convaincu, c’est grâce à la clarté de son propos et la mise en avant d'un revendication concrète : la mise en place d’un procès équilibré. Rien d’autre. Face à l’injustice, c’est la Justice qui a été invoquée. L’ambition ne pouvait être plus claire. Forte d’une expertise construite collectivement, Assa Traoré a pu s’armer de patience avant de se confronter au public.

UNE ALLIANCE DE POIDS

 

Le 26 novembre 2018, contre toute attente, le Comité pour Adama appelle à manifester aux côtés des Gilets jaunes. Et expliquant que « les quartiers populaires sont confrontés aux mêmes problématiques sociales que les territoires ruraux ou périurbains », l’annonce prend à contre-pied les premiers commentaires sur le mouvement social naissant. La tendance est alors à accuser les Gilets jaunes de tendre vers l’extrême droite. C’est justement ce que veut contrer l’appel du Comité : « Ne laissons pas le terrain à l’extrême droite, et réaffirmons nos positions contre le racisme à l’intérieur des Gilets jaunes. » D’abord contestée, l’initiative va progressivement convaincre les plus réticents avec, en point d’orgue, l’Acte 36 du 20 juillet 2019 qui part du quartier de Beaumont-sur-Oise, où est mort Adama Traoré. Les adeptes de la « convergence des luttes» en rêvaient, les membres du Comité l’ont fait. Eux préfèrent parler d’unité des combats, considérant que les inégalités sociales traversent les territoires. La déferlante répressive qui touchera les Gilets jaunes donnera raison à cette intuition. Au fil des mois, de nombreux témoignages de gilets jaunes expliqueront que depuis leur mobilisation, ils comprennent ce que vivent les habitants des quartiers populaires. Ce pari de l’ouverture sera d’autant plus payant qu’il trouvera écho dans les médias.

UNE CAUSE, UNE FIGURE

 

« Assa, elle est trop forte », pouvait-on entendre dans les rangs du rassemblement du 3 juin. Sur les réseaux, les milliers de photos de son visage rayonnant témoignent de l’inspiration qu’elle procure à toute une génération. Dans un monde régi par l’image et l’esthétique, l’allure flamboyante d’Assa Traoré ne pouvait que faire mouche. Là aussi, le risque était de dépolitiser la cause, et d’en faire une « caution diversité » vidée de son propos. La détermination de l’ancienne éducatrice spécialisée aura empêché ce travers. Jamais elle n’a cédé aux appels de la gloire personnelle. Si personnification il y a eu, c’est au profit de la cause. Aujourd’hui, parler du comité, c’est parler d’Assa Traoré. En prenant elle-même le problème à bras le corps, sans déléguer ses prises de parole, elle a donné un visage à la lutte qui a facilité sa reconnaissance. Au-delà des médias, son livre, Lettre à Adama, co-écrit avec la journaliste Elsa Vigoureux, résume la précision avec laquelle elle a toujours défendu son combat. Égrainée jour par jour, la restitution des mois qui ont suivi la mort de son frère donne une puissance au récit et une base argumentaire solide. Face à l’habituelle remise en question des dénonciations de bavures, la rhétorique du détail n’a laissé place à aucune contestation sérieuse. Ajouté à cela un calme olympien sur les plateaux de télévision comme en manifestation, Assa Traoré s’est affirmée comme une actrice majeure du débat public, jusqu’à rappeler des figures afro-américaines revenues au cœur de l’actualité.

L'INDÉNIABLE EFFET GEORGE FLOYD

 

Le 1er juin 2020, quand la vidéo de la mort de Georges Floyd circule sur internet, l’indignation se double du souvenir nauséabond de la mort d’Adama Traoré. La technique d’immobilisation utilisée par le policier, les soutiens du Comité la connaissent. Assa Traoré, mais aussi Ramata Dieng, sœur de Lamine Dieng, mort dans un fourgon de police le 17 juin 2007, en ont souvent parlé. C’est ce geste disproportionné qui vient compresser la cage thoracique jusqu’à étouffement et qui a fait dire à Georges Floyd « I cant’ breathe ». Cette phrase, c’est l’exacte traduction des derniers mots d’Adama Traoré : « Je n’arrive plus à respirer ». La similitude entre les deux saute aux yeux et prend aux tripes. Aux mêmes actes, les mêmes causes et les mêmes conséquences. On a beau nuancer le parallèle entre la situation aux États-Unis et en France, la violence du reflet est incontestable. La différence la plus notable vient du manque de preuves visuelles dans le cas d’Adama Traoré. Une absence qui rallonge le temps de réaction entre le drame et l’indignation. À Minneapolis, en quelques jours, des révoltes ont embrasé la ville et suscité l’indignation quasi-générale. En France, si les habitants du quartier de Boyenal avaient eux aussi exprimé leur colère le soir du 19 juillet 2016, la sensibilisation fût plus longue sans vidéo virale. En 2020, l’insurrection a rapidement traversé les frontières jusqu’en France comme partout ailleurs en Europe. Il serait naïf de croire que les milliers de personnes mobilisées à Paris ont toutes suivi l’affaire Adama depuis quatre ans. L’effet Georges Floyd est indéniable, et tant mieux. Le contexte international a permis de grandir la popularité du Comité. Si les premières éditions de la Marche pour Adama avaient déjà donné des signes encourageants de soutien populaire, le souffle américain a permis de grandir cette popularité.

AFFAIRE À SUIVRE

 

Bien sûr, le succès du rassemblement est loin d’être un aboutissement. Le procès reste toujours à l’arrêt et aucune avancée n’a été officialisée. Le 2 juin 2020, la publication d'une nouvelle contre-expertise a prouvé que la pression de la rue pouvait faire avancer le dossier. Dans quelques temps, le soufflé risque de retomber, comme toujours. Quoi qu’il advienne, l’action du Comité restera dans les mémoires et deviendra un exemple pour celles et ceux qui se mobiliseront à l’avenir. Parmi les participants au rassemblement, combien savent qu'en 1983, 100 000 personnes se réunissaient en plein Paris pour la Marche pour l’égalité et contre le Racisme ? Combien savent que dix ans après les révoltes de 2005, le procès autour de la mort de Zyed et Bouna s’est terminé sur une relaxe définitive ? Le succès d'une mobilisation ne garantit aucun résultat probant et pour obtenir gain de cause, patience et vigilance seront les meilleurs alliés. Après quatre ans de lutte, les soutiens d’Assa Traoré le savent mieux que quiconque.