LA MARCHE DES PEURS

Ce dimanche 10 novembre, dans un café du 11e arrondissement de Paris, l’arrivée d’une foule bruyante au bout de la rue attire la curiosité des habitués.

                       « – C’est qui ces gens qui gueulent, là-bas ?
                          – C’est les Chinois qui font une marche, je crois…
                          – … Les Chinois ?!
                          – N’importe quoi, y a des drapeaux français, ça doit être Marine Le Pen.
                          – Mais non, c’est Mélenchon ! Je l’ai vu à la télé.
                          – Comme d’habitude, c’est ceux qui foutent le bordel…
                          – Non, ils foutent pas le bordel eux, c’est pas les mêmes.
                          – Je le sais qui c’est, moi : c’est les islamistes qui manifestent. »

Pas plus avancée, la discussion finira par se noyer dans la bière et la confusion. La cacophonie reprend alors son cours, rythmée par des dialogues de sourds et des informations approximatives. On discute autour du comptoir comme on discute autour d’un plateau de BFM TV. Cette fois-là, la télé fixée au mur restera éteinte. C’est pourtant bien elle qui nourrit depuis deux semaines les commentaires sur l’évènement du jour.

Quelques jours plus tôt, plusieurs organisations annonçaient le lancement d’une « Marche contre l’islamophobie ». Pour comprendre le projet, les termes de l’intitulé se suffisaient à eux-mêmes : une marche (soit, selon le dictionnaire, un « déplacement à pied d’un groupe ») contre (autrement dit « à l’opposé de ») l’islamophobie (c’est-à-dire toute « hostilité envers l’islam »). Dans un contexte de violences contre des musulmans, l’annonce était limpide et devait convaincre le plus grand monde de sa légitimité. Mais le troisième terme, celui d’islamophobie, est vite devenue rédhibitoire pour une partie de la classe politique. La raison : certains l’accusent d’empêcher toute critique envers les pratiques religieuses. Or, des travaux ont montré son utilité politique et intellectuelle pour nommer la réalité des actes commis contre des musulmans. C’est la science qui le dit, pas la religion. Le débat étymologique s’avère donc douteux, on devine facilement qu’il masque un refus latent de voir des musulmans s’inscrire dans la tradition française des mouvements sociaux.



Dès sa publication, l’initiative croulait sous les scepticismes de tout bord. Une réception brutale pour les organisateurs, d’autant plus que les diffamations ne venait pas seulement de l’extrême droite – dont on n’en attendait pas moins – mais aussi, et surtout, d’une partie de la gauche dont le soutien était attendu. Avant même que l’évènement n’ait lieu, les procès d’intention se multipliaient : les initiateurs de la marche seraient des islamistes, radicalistes, fondamentalistes. Leurs revendications seraient dangereuses, appuieraient le danger terroriste et normaliseraient un sectarisme malvenu dans une France encore marquée par les attentats. Des supputations forcément formulées au conditionnel puisque qu’elles ne s’appuient sur rien, sinon des convictions. En deux semaines, l’agitation politique trouvait refuge dans de nombreux médias qui se délectaient de ces doutes. Dans les kiosques comme à la télé, les accusations étaient allègrement relayées pour insister sur la supposée dangerosité de la marche. Comme souvent, les critiques les plus virulentes se font à distance : « Il est toujours difficile de haïr avec précision. ». Et de fait, aucun des initiateurs de la marche n’était reçu pour porter contradiction à ces attaques. Journalistes et commentateurs se complaisaient dans l’à-peu-près et le prêt-à-penser. L’objet du litige serait la présence « d’organisations communautaristes » parmi les signataires, sans jamais préciser de qui il s’agissait. Face à tant de paresse intellectuelle, le pragmatisme s’impose : et si le meilleur moyen de comprendre cette marche, c’était de s’y rendre ?


Un dimanche en famille


Rendez-vous pris à Gare du Nord, le constat est implacable : franc succès pour la marche. Les médisants ont bien assuré la promo de l’évènement. Dès 13 heures, des milliers de personnes (13 000 selon Le Parisien, 40 000 d’après les Parisiens) attendent le départ de la promenade. Pris d’enthousiasme, on en vient alors à espérer que les images qui sortiront de la marche nuanceront le récit affolant qui en a été fait. De cela, il n’en a rien été. Dès le début du rassemblement, les diffamations reprenaient de plus belle. Entre live télévisés et tweets multipliés, un chœur réactionnaire entretenait l’affolement. Le rassemblement, prévu pour dénoncer la haine et les peurs des musulmans, s’accompagnait d’un déferlement de haine et de peur redoublées. Étrange paradoxe entre les actes et les mots.



Dans un autre monde, le réel cette-fois, le ressenti est tout autre : autour de nous, des rues bondées, une foule multiple, et une ambiance familiale. Annoncée comme « clivante », la marche frappe au contraire par son unité. Le ton est léger, les slogans sont plus chantés que scandés et les comptines se succèdent, souvent drôles et joyeuses. L’heure est plus à la récréation qu’à la manifestation. C’est à celui qui lancera le chant le plus bon enfant. Les enfants, justement, sont nombreux, tout heureux de visiter Paris en famille. Les parents, non moins fiers, veillent sur leur protégés qui entonnent à tue-tête l’hymne du jour : « Dans les rues parisiennes, les musulmans chantaient, laïcité on t’aime, tu dois nous protéger (le tout entonné sur l’air du fameux « 51 je t’aime », pour les connaisseurs). » Entre la Gare du Nord et la place de la Nation, trois heures passent ainsi sans trace de violence. Un seul chant guerrier sera repris à l’unisson au terme de la journée : la Marseillaise.


Concrétiser


Jusqu’au soir, le calme règne et la satisfaction semble totale sur les visages des marcheurs et des organisateurs. Chacun profite du moment avant que la réalité du contexte national ne reprenne ses droits. Les images de cette foule interminable sur la place de la Nation rappellent forcément celles de la Marche contre le racisme et pour l’égalité de 1983 (rebaptisée à tort « Marche des Beurs »), qui avait rassemblé près de cent mille personnes en plein Paris, dans un contexte déjà brûlant. Tout le monde s’accorde à dire que ce qui s’est passé en 2019 est aussi historique. Reste à voir les suites qui lui seront données. C’est le propos du communiqué publié le lendemain : « Un succès et un sursaut qui doit déboucher sur des mesures concrètes ! » Le concret, c’est bien ce qui importe : face à une violence devenue trop tangible, les réponses doivent être effectives.



Pour y parvenir, le préalable sera d’être entendu et compris par les responsables politiques. Si l’on en croit la réaction d’Emmanuel Macron au premier rassemblement pour le port du voile, dans son entretien accordé à Valeurs Actuelles, les indices ne sont pas très encourageants : « Moi, j’écoute toujours les messages qui sont dits dans les manifestations. Regardez la manifestation du samedi 19 octobre pour le voile, place de la République à Paris : c’était du tiers-mondisme non aligné aux relents marxistes. » Derrière son charabia habituel, on comprend que le Président de la république cherche à décrédibiliser un élan citoyen au prétexte qu’il serait importé de l’étranger. Vieille rengaine qui voudrait que le militantisme actuel se perde dans des considérations futiles voire dangereuses pour le vivre-ensemble. Cette lecture bancale voit dans les manifestations antiracistes ou féministes des distorsions de ce que devrait être un mouvement social. Et les mêmes d’apposer l’étiquette “identitaires” sur les mobilisations qui sortent des clous traditionnels de la lutte à l’usine pour un meilleur salaire ou contre la suppression d’emplois. Ces pourfendeurs semblent oublier que se mobiliser en tant que musulmans en France en 2019, c’est aussi se mobiliser en tant que dominés. Au-delà de l’identité mise en avant, les revendications restent identiques à celles du passé : on se mobilise pour le port du voile parce qu’on veut accéder au travail, à l’école, à la rue en toute tranquillité. Bref, on défile contre l’islamophobie parce qu’on défile pour l’égalité.


Beaucoup de femmes voilées à la manif contre l’islamophobie. pic.twitter.com/G3zIj4vSUJ

— Marie-Estelle Pech (@MariestellPech) November 10, 2019

Bah ouais, logique.