LACRIM, DE LA FICTION AU MILLION

Quelques jours après sa sortie, le dernier album de Lacrim « Force & Honneur », disque d’or en une semaine, détrônait « Dans La Légende » de PNL au titre d’album le plus écouté en 24 heures sur Deezer. Un indicateur de plus, s’il en fallait un, qui montre que le patron du label « Plato o Plomo » a parfaitement réussi son début d’année 2017. Ce succès, Karim Zenoud le doit aussi à sa web-série, dans laquelle le rappeur se met en scène et pousse encore un peu plus loin le concept de la persona pensé par Carl Gustav Jung.

 

La persona de Carl Gustav Jung est définie par le médecin psychiatre suisse comme « ce que quelqu’un n’est pas en réalité, mais ce que lui même et les autres personnes pensent ce qu’il est. » Au théâtre, le mot persona définissait aussi le masque que portaient les acteurs de la Comedia dell’arte pour jongler d’Arlequin à Scaramouche ou de Brighella à Polichinelle. Une multiplicité de personnalités observée aujourd’hui sur l’immense scène du rap français. Plus que jamais, la prolifération des rappeurs oblige chacun d’entre eux à cultiver leur personnage. Ainsi, par exemple, Julien Schwarzer, natif d’Aubagne, fils d’infirmière et de chauffeur routier, s’est petit à petit transformé en SCH, rappeur sombre aux penchants apocalyptiques. Pendant ce temps-là, Jul lève des T-Max, Booba ramène un ours dans son clip, PNL ne fait croquer que la famille… Tous se mettent en scène de façon à consolider leur image et développer l’aspect marketing.

 

Le clip vidéo est un des moyens qui permet de témoigner de son univers. Les plans, le décor, rien n’est laissé au hasard pour faire le million de vues. Récemment, peut-être à cause du duo fraternel des Tarterêts, de plus en plus de rappeurs ont fait le choix de revenir à des clips plus longs, qui prennent le temps de raconter une histoire, comme YL, Niro ou encore ZG il y a peu. Problème, les courts métrages finissent un peu par tous se ressembler. Comme le remarque Ninho dans son morceau M.I.L.S, « qu’est-ce tu veux que j’te dise de plus qu’un autre, la rue c’est partout la même ». C’est probablement pour ces raisons que Lacrim a décidé de la raconter autrement.

 

 

 

 

Le cas de la web-série « Force & Honneur »

 

La web-série « Force & Honneur », dont le premier épisode est sorti le 2 février dernier, deux mois avant celle de l’album éponyme, fait suite à la sortie de prison du rappeur. Elle annonçait cet album et, gratuite et diffusée via Youtube, faisait office de vidéo de promo, créant de l’attente et remplissant du vide. Pourtant, au vu des quatre premiers épisodes, « Force & Honneur » ne peut être résumée à l’annonce et au lancement de l’album, et se présente au contraire comme un objet artistique curieux.

 

La web-série se distingue d’abord par sa qualité, là où l’on pouvait s’attendre à quelque chose de caricatural et médiocre. En effet, les moyens sont là : outre Beat Bounce à la réalisation, la série s’appuie sur le label du rappeur, Def Jam, et fait appel à des acteurs pro, par ailleurs habitués aux rôles qu’ils tiennent ici. Première chose donc, « Force & Honneur » a une vraie ambition, et joue sur le terrain de la mini-série, se différenciant d’une simple vidéo de promo mais également du clip long, tels qu’ils se multiplient ces derniers temps dans le rap.

Paradoxalement, la qualité de la série ne repose en aucun cas sur son côté réaliste. Là où l’on aurait pu s’attendre à une chronique du réel, centrée sur la vie en prison ou le quotidien du trafic de drogue en région parisienne, la série fait le choix de la fiction, passant même très vite sur l’expérience du rappeur célèbre qui (re)passe par la prison*.

Dès lors, elle présente une véritable originalité : tout en constituant une fiction classique, qui raconte une histoire, elle met également en scène un personnage –Lacrim– qui est lui-même déjà mis en scène (dans le rap et la musique donc) et qui, par ailleurs, fonde sa crédibilité sur la vérité de ce qu’il raconte, sur son vécu. Ce rapport assumé et ambigu à la vérité/fiction, voilà surement la nouveauté de la série de Lacrim. Et voilà aussi ce qui donne cette impression bizarre, mais pas forcément désagréable, de ne pas véritablement savoir ce que l’on regarde. « Vertigineux », se branleraient les critiques d’art.

 

Qu’est-ce qu’elle raconte ?

 

L’histoire est basique et banale, celle d’un détenu qui sort de prison et qui va hagar son ennemi et reprendre son terrain. Rien de fou, au contraire. L’originalité tient alors aux allers-retours permanents qui sont faits entre réalité et fiction. En effet, Lacrim n’y joue pas un détenu imaginaire, mais tient son propre rôle. Il est un trafficante, grossiste approvisionnant le 9-4, et dont le séjour en prison a provoqué l’appétit d’un jeune concurrent, qui a momentanément pris sa place. S’enchaînent donc les situations propres à ce rôle, entre coups de téléphones aux napolitains, livraisons, menaces et règlements de compte.

Néanmoins, parallèlement, Lacrim campant son propre rôle, apparaissent également les obligations liées à sa vie de rappeur, entre séances studios, moments de promo et relations avec les emblématiques du milieu de la musique (comme par exemple Fred Musa). C’est donc bien de la vie de Lacrim qu’il s’agit. Mais une vie explicitement mise en scène, entre la grande délinquance (assassinats, trafic international, etc…) et le rap, entre sa vie de voyou et sa vie d’artiste.

Le parti-pris est fort : la série raconte un rappeur tout en mettant en scène sa vie et en en faisant une fiction. C’est pourquoi elle est d’ailleurs si attirante. Alors que le séjour en prison de Lacrim a aiguisé les curiosités, la série joue sur ce séjour en réussissant à ne pas en parler, et en le présentant seulement comme une arrière-boutique d’où Lacrim gère ses affaires.

 

Qu’est-ce qui est vrai ?

 

La question semble donc bien celle de la vérité. A-t-on véritablement devant les yeux, dans les oreilles et derrière le micro un « vrai voyou » ? Non, évidemment. Si Lacrim a peut-être connu certains moments présents et scénarisés dans la série, il y a fort à parier que ce n’est aujourd’hui plus le cas, et que le petit de 14 ans qui braquait et dormait dehors est devenu un adulte conscient de la chance qu’il a de ne plus avoir à le faire.

Le pari de Lacrim, et de la série, c’est alors justement de faire le choix de la fiction, de la scénarisation et de la mise en scène. Paradoxalement, c’est un rappeur avec un vécu avéré, dont le rap se réclame d’un discours anti-fictionnel, avec le réel et contre les mythos, qui franchit le pas. Avec « Force & Honneur », Lacrim donne même l’impression de s’inscrire à contre-courant de cette tendance originelle du rap français : il mélange les genres, mêle le vrai et le faux. En gros, il franchit le cap. L’esthétique du grand banditisme qui, des mises au vert au Bélize aux cavales dans la campagne andalouse, a toujours été très présente dans le rap de Lacrim, passe donc à un niveau au dessus : le format vidéo et l’écriture d’un scénario viennent donner plus d’ampleur à son personnage. Mis en scène sur plusieurs supports (rap et série), ce personnage prend une nouvelle dimension. L’image de Lacrim renvoyée par la série influence l’écoute de l’album, et vice-versa, alors que les contours deviennent flous entre ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas.

 

 

La question est-elle donc vraiment celle de la vérité ? Pas sûr. Les libertés prises vis-à-vis d’elle inclinent à penser le contraire. L’artiste Lacrim est bien plus intéressant, sur texte comme sur image. « Force & honneur », de par son double succès, donne alors l’impression qu’il a vu juste. Franchir le pas et péter le million. Force & honneur.

 

Viktaure et Mr. Anderson

 

*Lacrim n’est en prison que le temps du premier épisode, apparaissant, dans sa cellule du QHS, en train de préparer sa sortie et de gérer les affaires de dehors.