L’AFFAIRE ADAMA TRAORÉ ET L’ÉPREUVE DE L’IMAGE

À défaut d’un Tour de France palpitant, l’actualité médiatique de ces dernières semaines aura été marquée par des images de violence dont chacun a pu se délecter devant sa télé ou son écran d’ordinateur. Après les vidéos des errements de Benalla, ce sont désormais celles de l’aéroport d’Orly qui font parler. Deux faits divers qui viennent nous rappeler que la bagarre est un art toujours pratiqué assidûment mais aussi que les sanctions appliquées à ses adeptes ne sont pas toujours claires, et peuvent varier selon leur statut. On a aussi pu observer combien la captation d’images par un smartphone peut avoir de lourdes conséquences. Les preuves visuelles, c’est parfois ce qu’il manque aux victimes des violences policières pour reconstituer les faits. C’est le cas des proches d’Adama Traoré, qui peinent à faire admettre aux autorités les circonstances précises qui ont mené à sa mort. Samedi 21 juillet, des milliers de personnes se réunissaient à Beaumont-sur-Oise pour dénoncer cette injustice et maintenir une mobilisation déjà vieille de deux ans.

 

C'est loin, Beaumont-sur-oise. Pour s'y rendre, une heure de train minimum depuis Gare du Nord. De quoi en décourager plus d'un. Pourtant, samedi, ils étaient nombreux à y mettre les pieds pour la première fois. Nombreux à faire masse pour donner de la force aux proches d’Assa Traoré. Peut-être parce qu'en terme de patience, quiconque suit l'affaire Adama Traoré depuis 2016 est suffisamment armé. Deux ans que le comité de soutien se démène pour faire la lumière sur les circonstances et les responsabilités d'une mort tout sauf subite. Face au temps long des procédures judiciaires, c'est la solidarité qui permet de tenir la route. Une route pentue et sinueuse, comme celle qui mène au quartier Boyenal où le drame à eu lieu. Là où le 23 juillet 2016 cinq hommes s'assirent sur un seul et provoquèrent un décès suspect mais tu par les autorités.

Ce silence imposé, c'est la rue, bruyante, et ses milliers de manifestants qui vinrent le rompre. Pour un quartier aussi isolé, la fréquentation de ce samedi est inhabituelle. Encore que, à force de se retrouver, les habitudes sont vite retrouvées. Du barbecue en surchauffe toute l’après-midi à l'expo photos qui retrace les rassemblements précédents, du camion en tête de cortège à la scène installée de fin de parcours, l'organisation est finement rodée pour aller à l'essentiel. L'essentiel, c'est de rappeler l'aberration qu’est cette affaire judiciaire devenue politique. Et à travers l'histoire d’Adama Traoré, c'est le drame des violences policières qui est mis en lumière. Une douleur commune aux différents intervenants à la tribune (familles de victimes, représentants syndicaux, militants altermondialistes...), tous mobilisés sur différents terrains mais tous confrontés aux mêmes conséquences mortifères des politiques ultra-sécuritaires.

 

"Si l’on a, à juste titre, souligné le rôle des grands organes de presse dans la médiatisation du scandale Benalla, ce sont bien les petites mains d’un journalisme spontané qui ont permis son émergence"

 

Actualité oblige, le parallèle avec les méthodes élyséennes de “maintien de l’ordre” (mais devrait-on dire de répression) saute aux yeux. D'abord, par la brutalité et la disproportion des techniques d'intervention, avec cette fameuse clé d'étranglement, toujours autorisée en France malgré les rappels à l’ordre fréquents de la Cour Européenne des Droits de l’Homme. Ensuite, par le sentiment d’impunité qui semble traverser l’esprit des (faux) policiers qui passent à l’acte, conforté par la légèreté des sanctions infligées.

Mais la comparaison s'arrête là. D'une part parce que dans le cas précis de Beaumont, il y a bien mort d'homme. Et c’est tout le problème de ce crime de ne pas susciter une indignation générale. D’autre part parce que les contextes diffèrent : si les uns furent interpellés dans un cadre tendu de manifestation, les causes de l’interpellation d’Adama Traoré restent pour le moins douteuses. Reste que dans les deux cas, le déni dont ont fait part les responsables politiques dans un premier temps laisse pantois. A chaque fois, il a fallu que les preuves émergent d’en bas, circulent abondamment sur internet pour que les fautes soient reconnues en haut. Dans ce cheminement, si l’on a, à juste titre, souligné le rôle des grands organes de presse dans la médiatisation du scandale Benalla, ce sont bien les petites mains d’un journalisme spontané qui ont permis son émergence. De la même manière que, sans l’investissement des réseaux sociaux par la famille Traoré, la sensibilisation à leur cause n’aurait jamais été aussi grande.

 

Bagui et Youssouf toujours en prison

 

Face à la normalisation de la violence d’état, les outils de contre-attaques existent donc bel et bien et se montrent efficaces. Aussi, si l’on devait garder une maigre satisfaction de ces deux évènements, ce serait celle de la portée concrète des réflexes citoyens. Armés de smartphone, des lambdas ont pu rendre irréfutable la gravité de ces agissements. Si l’usage anarchique des réseaux sociaux est pointé du doigt lorsqu’il donne naissance à des fake news, force est de constater qu’ils peuvent aussi constituer des canaux efficaces de mobilisation.

C’est d’ailleurs la matière première du documentaire diffusé en fin de journée à Beaumont-sur-Oise, au centre du quartier Boyenal. Produit et réalisé par le groupe La Rumeur, le film retrace les obstacles et avancées du mouvement « Justice et vérité pour Adama ». Où l’on apprend notamment les différents moyens mis en place par les élus locaux pour étouffer les témoignages d’Assa Traoré et décourager les militants qui l’accompagnent depuis le début. Comme ce passage où les membres du comité sont interdits d’accès au conseil municipal puis gazés sur le parvis de la mairie. Un épisode à la suite duquel deux des frères Traoré seront placés en centre de détention, où ils résident encore à l’heure actuelle. Ou encore lorsqu’on voit distinctement les gendarmes locaux empêcher les pompiers d’éteindre un bus incendié dans le quartier Boyenal au lendemain de la mort d’Adama.

 

Autant d’images qui renvoient dos à dos les protagonistes : d’un côté les militants et leur inépuisable détermination, de l’autre les responsables politiques qui veillent à enterrer l’affaire. Heureusement, plusieurs indices laissent entrevoir un basculement du rapport de force, comme la présence en nombre de députés venus officialiser leur soutien ou la couverture médiatique grandissante autour d’Assa Traoré. Preuve s’il en est des premiers résultats obtenus par le comité. Une fertilité exemplaire pour les groupes mobilisés sur d’autres dossiers judiciaires tout aussi lents. À Montpellier par exemple, on en sait quelque chose depuis que le 22 mars 2018, un commando cagoulé a pénétré dans un amphithéâtre pour tabasser des étudiants mobilisés contre la réforme de l'accès à l'université. Quatre mois plus tard, aucune décision administrative définitive n'a été annoncée et tout porte à croire que les enseignants qui ont soutenu et participé à ce pugilat seront toujours en activité à la rentrée prochaine. Mais au vu des vidéos affligeantes rendues disponibles sur les internets, il se pourrait qu’à terme, le travail de sape porte lui aussi ses fruits.