NOAILLES : LE COEUR DE MARSEILLE DÉLOGÉ

Le 5 novembre dernier s’écroulaient trois immeubles à Marseille, emportant dans leurs ruines la vie d'au moins huit personnes présentes en leurs murs. Avec cet effondrement morbide, c’est tout une ville qui s’est mise en action et forcément en question. Associations, habitants délogés ou riverains, bon nombre sont ceux qui ont quelque chose à dire sur les circonstances du drame et l’administration de la ville. Pourtant, la vie continue. Mais quelle vie au juste ? Notre équipe est allée prendre le pouls au contact de ceux qui animent ou réaniment, de près ou de loin.
 
Mise en contexte avec un retour sur la journée du samedi 24 novembre en compagnie des habitants et associations du centre-ville, suivi d'éclairages grâce à l'entretien croisé avec Alessi Dell’umbria, journaliste et écrivain à ses heures perdues mais surtout enfant de la Plaine, et Rafik Chekkat, Marseillais nouveau, cofondateur du site État d’Exception et spécialisé dans les questions d’émancipation culturelle.

LES JOURS D'APRÈS

Depuis l'effondrement des trois immeubles de la rue d'Aubagne, plus d’un millier de résidents de Noailles continuent d'être délogés de leurs appartements. Des expulsions précipitées qui voudraient anticiper le risque de nouveaux écroulements. Pour les habitants, cet élan de bienveillance paraît suspect. Eux soupçonnent la mairie de profiter de l’occasion pour mener à terme sa politique de gentrification, enclenchée depuis déjà plusieurs dizaines d'années. Au détriment du dernier quartier multiculturel du centre-ville encore accessible aux classes populaires. Ballottés d'hôtel en hôtel, les locataires des lieux s'organisent et luttent pour faire valoir leurs droits.

 

« Si on ne se défend pas nous-mêmes, qui va nous défendre... » Comme ce résident du quartier, qui occupe les lieux depuis une dizaine d'années, les habitants de Noailles n'ont pas mis longtemps à répondre à cette interrogation qui n'en n'est plus une. Samedi 24 novembre, ils étaient une centaine à s'être donné rendez-vous. Leurs points de ralliement, les locaux du Daki Ling, situé au 45A rue d’Aubagne, puis ceux du Molotov, bar de la place Cézanne, pour des rencontres qui allaient s'étaler sur la journée. Depuis le 5 novembre et l'effondrement des bâtiments du 63 et 65 rue d'Aubagne, puis de celui, précipité par les pompiers, du 67 – qui présentait lui aussi des signes d’effritement et qui s'est écrasé sur les ruines des deux premiers immeubles et leurs victimes, paradoxalement pour en prévenir d'autres –, ces rassemblements entre associations et habitants du quartier se font, et vont se faire, de plus en plus fréquents. Car aux huit personnes qui ont officiellement péri sous la pierre, sans compter les éventuels squatteurs du 63, vient s'ajouter un nombre conséquent de victimes supplémentaires. Celles mises à la rue, et dont le bilan était chiffré à près de 1500 début décembre, un mois après la tragédie.

 

Huit contre un

 

À l'intérieur de la salle de concert du Molotov, les regards, fatigués et inquiets, se croisent. Après avoir émargé à l'entrée et détaillé leur situation, face à l'estrade occupée par plusieurs représentants du collectif du 5-novembre, des personnes dégagées de leurs appartements s'indignent des conditions d'expulsions, aux fausses allures de perquisition. Pour certains, la police frappe à l'aurore. Pour d'autres, c'est carrément pendant la nuit, vers 1 heure ou 2 heures du matin. Toujours par surprise, pour la plupart sans avis d'expulsion légal, ni constatation d'un expert au préalable ayant avancé l'insalubrité des lieux ou un quelconque risque d'effondrement. Pas le temps de s'organiser ou de prendre ses affaires. Encore moins de négocier. Sur ce qui sert d'avis d'expulsion, aucun tampon officiel. Seulement ceux des flics. « Quand ils sont venus me chercher, j'ai d'abord refusé, puis huit policiers m'ont forcé à quitter les lieux », raconte l'un des sinistrés. De cette manière, plus de 180 bâtiments et commerces ont déjà été vidés de leurs locataires, dont quelques uns sont dans l'incapacité de venir récupérer leurs affaires ou leurs outils de travail. Rue d'Aubagne, le périmètre est contrôlé par des barrières et des agents de sécurité, tout comme une partie du cours Lieutaud, adjacent. Comme si, avant un nouveau cataclysme, le quartier retenait son souffle.
Des solutions de relogement inadaptées

 

Pour les habitants du quartier, le quotidien n'est plus le même. Ils sont désormais déplacés d'hôtel en hôtel, avec pour seul dédommagement de la part de la mairie le couchage et le petit-déjeuner. Nourris à l'omelette et aux poissons surgelés de la Croix Rouge ou aux sandwichs, quand d'autres sont logés rue Ruffi, dans le seul gymnase de l'un des arrondissements les plus précaires du pays. La faute à l'absence de solutions concrètes, mais surtout adaptées. « Foncia m'a fait visiter des appartements, mais le prix n'a rien à voir avec ce que je payais avant. J'habitais dans un T1 avec ma fille, je dormais dans le salon. Là, pour un 35 m² à 600 euros, on me demande trois fois le prix du loyer et un garant. Je suis au SMIC, c'est impossible. » Dans l'assemblée, les témoignages se rejoignent. « On nous propose une visite par semaine, mais celles-ci ne sont pas en accord avec mon statut d'étudiant. » Pour les propriétaires présents, « ni pauvre, ni riche », qui se déclarent de la classe moyenne, le contexte est le même. « La banque n'en a rien à faire, ce n'est pas son problème. Je me retrouve dans l'obligation de continuer à rembourser mon crédit sans que les loyers ne puissent être payés. »
« Pour les promoteurs immobiliers, l'effondrement de ces bâtiments est une aubaine »

 

Évidemment, pour les habitants de Noailles, le problème n'est pas que d'ordre financier. À quelques mètres de Saint-Ferréol, le quartier aux accents étrangers et aux saveurs exotiques demeure l'un des derniers symboles d'un multiculturalisme qui tranche avec le décor de la rue voisine. Investie par Celio, la BNP Paribas, Foot Locker ou les salles de sport et au décor semblable à n'importe quelle autre centre-ville de France. « Ce qu'il faut comprendre, c'est que pour les promoteurs immobiliers, l'effondrement de ces bâtiments est une aubaine ». À la parole de cet homme, toujours dans la salle de concert du Molotov, tous acquiescent. Entendre par là que, pour la mairie, la récente catastrophe serait utilisée comme prétexte pour vider de sa population actuelle le quartier entier, et lui permettre de poursuivre sa politique de gentrification du centre-ville en proposant des appartements neufs, mais aussi plus chers, destinés à des classes plus aisées. Au même moment où, non loin de là, la municipalité et son projet de réaménagement de la place de la Plaine se heurtent à une population plus que hostile.
« Je n'ai pas envie que le quartier se boboïse »

 

Ici, les intentions du maire Jean-Claude Gaudin semblent être connues de tous. Notamment de cette femme, domiciliée à Noailles depuis une quarantaine d'années. « Mes parents y habitent depuis 50 ans. Noailles, c'est chez moi, ce quartier, je l'aime. Je le dis, je n'ai pas envie qu'il se boboïse. On fait visiter des appartements hors de prix, qui vont jusqu'au Prado. Je connais des personnes qui habitent ici, je suis persuadée qu'elles n'y ont jamais mis les pieds de leur vie, au Prado. » Si aujourd'hui, le centre-ville, qui fait l'objet d'une reconquête de la part de la mairie depuis déjà plusieurs dizaines d'années, ressemble toujours à ce qu'il est, il le doit à la solidarité de ses occupants et à leur capacité d'organisation. Encore une fois, ces derniers semblent ne pouvoir compter que sur eux-mêmes. L'une de leurs revendications était le déblocage de fonds d'extrême urgence de la part de leurs assurances. Certaines viennent de retirer la garantie "effondrement" de leur contrat.

 

 

Parmi les nombreux acteurs de cette fraternité, on compte les abonnés de l'Olympique de Marseille. Installés sur le quartier de la Plaine depuis le début des années 1980, les membres des MTP (Marseille Trop Puissant) - association de bikers "multicolores" devenu club de supporters de l'OM au milieu des années 1990 sous l'impulsion de Patrice de Peretti, élevé au rang d'icone après sa mort le 28 juillet 2000, à l'âge de 28 ans - continuent d'afficher leur solidarité, à l'image du reste des clubs de supporters. En dehors et à l'intérieur du Vélodrome. Dimanche 11 novembre, lors du premier match de l'OM à domicile qui suivait la catastrophe, les deux virages ont arboré des banderoles en soutien aux victimes. Même dans la partie basse du sud, fermée au public suite à des sanctions prononcées par la Ligue de Football Professionnel et habituellement occupée par le CU 84 (Commando Ultra '84), on pouvait lire : "Les Ultras Marseille partagent la douleur du quartier de Noailles... Interdits mais solidaires."

 

Comme l'on pouvait donc s'y attendre, Noailles et la Plaine ont également été rejoints par les quartiers Nord et Est. Samedi 8 décembre, ils étaient encore environ 10 000 à marcher contre la politique de logement locale. La visite surprise de Jean-Claude Gaudin au Samu social, mardi 25 novembre, n'a donc pas suffi à refroidir l'ardeur de la cité phocéenne. De nouveau secouée le 1er décembre dernier, cette fois-ci par la mort de Zineb Redouane, octogénaire décédée après avoir été touchée par une grenade lacrymogène jetée par les CRS ayant atterri chez elle, alors qu'elle fermait ses volets. La réponse de la municipalité à toutes ces agitations ? Dimanche 9 décembre, elle annonçait qu'elle repoussait le conseil municipal qui devait se tenir le lendemain par crainte de débordements. Plus d'un mois après, la mairie n'a toujours pas rendu officiellement hommage aux victimes.

VERVE DE COMPTOIR

Alèssi Dell'Umbria publie sur le site Lundi Matin, mais n'est pas journaliste. Auteur de plusieurs ouvrages, parmi lesquels "Histoire universelle de Marseille, De l'an mil à l'an deux mille", "R.I.P. Jacques Mesrine" ou "C'est de la racaille ? Eh bien j'en suis ! À propos de la révolte d'automne 2005" réédité et augmentée ensuite sous le titre "La Rage et la révolte", il n'est pas non plus écrivain. Encore moins militant. "Militant, c'est la même racine que militaire", soulève celui qui se décrit avant tout comme un enfant de la Plaine. Marseille, il l'a longtemps fui, mais y est toujours revenu. Retracer l'historique de son bastion d'enfance, c'est apporter une nouvelle lecture aux événements tragiques du 5 novembre qui ont frappé le quartier de Noailles, intimement lié à son voisin de la Plaine. Marseille, une ville qu'a appris à connaître Rafik Chekkat, qui s'y est installé en 2012. Aujourd'hui rédacteur en chef du site État d'exception et auteur lui aussi de nombreuses publications, qu'il a fondé en 2012, il compare et détaille avec Alèssi Dell'Umbria les spécificités d'une cité qui ne ressemble à aucune autre, dans un entretien croisé présenté en cinq parties.

 

I. Noailles et la Plaine, "des quartiers frères"

 

 

II. "Un centre-ville qui ne ressemble à aucun autre"

 

 

III. Un clientélisme "qui navigue à vue"

 

IV. "Un port où il y a une ville"

 

 

V. "Une manif' totalement marseillaise"

 

 

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