RAP INCONSCIENT

« Qui prétend faire du rap sans prendre position ? » Le ton péremptoire avec lequel à peu près tout le rap français a repris cette phase (presque autant que le fameux « le savoir est une arme ») devrait faire office de mot d’ordre pour tous les MC’s. Pourtant, à écouter ce qu’il se fait aujourd’hui, nous serions tentés de répondre à cette question : « Pas mal de mecs, apparemment. »

 

Nous entrons là dans un débat intemporel et universel entre l’école « engagée » et les adeptes de « l’art pour l’art ». Rassurez-vous, nous ne ferons pas ici de retour historique sur l’émergence du hip-hop en France pour prouver que la portée politique du rap n’a rien d’évident à l’origine. Mais il est intéressant de rappeler aux nostalgiques de l’époque NTM-IAM, pour qui l’essence même du rap ne serait que contestatrice, que leurs regrets découlent plus d’une construction imaginaire que d’une vérité absolue. L’injonction du « de tout temps » repose sur une mémoire sélective et semble omettre que l’un des premiers rappeurs français n’était autre que Benny B et son sulfureux « Mais vous êtes fous ? Oh Oui ! ». À partir de là, exiger des rappeurs qu’ils se fassent constamment les porte-paroles des quartiers serait dénaturer tout un courant musical.

 

 

D’autant plus que malgré de bonnes intentions, beaucoup s’y sont cassés les dents, le risque étant toujours grand de susciter plus d’ennui que d’émoi. Si Médine et Kery James participent indéniablement au débat public, nous ne sommes pas convaincus que l’avis de Niska sur l’éducation nationale ou celui de Jul sur le terrorisme soit aussi enrichissant. Et c’est peut-être très bien comme ça puisque dans le sens inverse, kicker ou poser sur de la trap n’est pas donné à tout le monde. De la même manière, nous restons curieux de savoir qui a reproché à la Fouine de ne « pas être assez La Rumeur », lui qui sera toujours plus efficace sur un morceau comme Rap inconscient que sur Afrika.

 

 

Nous serions même tentés de dire que quoi qu’il fasse, un rappeur est politique. Par ses témoignages, par sa posture, par le récit de son quotidien, un rappeur peut très bien sensibiliser ses auditeurs à certains sujets sans pour autant dénoncer explicitement l’injustice. Certes, nous pouvons discuter des bienfaits des couplets de Booba sur l’émancipation d’un collégien. Mais ce serait manquer de respect au public du rap français que de croire qu’il se laisse toujours influencer par ce qu’il écoute, et que chaque fan de Kaaris rêve de « faire sauter le ministère ».

 

 

 

Tout comme, a priori, le commun des mortels est censé avoir assez de recul pour comprendre que quand Vald ou Sniper appellent à shooter ou exterminer un ministre, ils extrapolent. Ainsi, faire du rap la source de comportements déviants rappelle cette bonne vieille expression de « l’idiot qui regarde le doigt quand le sage lui montre la lune ».

 

 

Bref, au vu du succès grandissant du rap français, nous nous doutons bien qu’une partie de son public ne télécharge pas des albums que par empathie pour la situation des quartiers ou pour mieux comprendre l’exclusion sociale. Il serait même illusoire, voire naïf, de croire que le rap doit forcément relayer des discours plus politisés que dans d’autres styles de musique. Et plutôt que de décrier cette prétendue perte de fond, on devrait se féliciter de voir Gradur passer en boucle à la radio avec des morceaux aussi légers que ceux de la pop. Certains crieront haro sur la varietisation du rap mais il semble contradictoire de défendre le rap comme une musique comme une autre tout en l’assignant à une certaine forme de propos.

 

 

Il est d’aussi mauvaise fois de prêter au rap une fonction exclusive d’éveilleur de consciences. Des midinettes en mal d’amour réconfortées par le dernier album de Nekfeu aux bodybuilders surmotivés par les phases de Booba, les fins sont nombreuses et varient même pour une seule personne. Rien ne vous empêche de switcher de Despo Rutti à Alkpote sur votre Ipod au gré de vos humeurs. De toute façon, les appels à remobiliser le rap ne dupent plus grand monde. Au point que certains revendiquent justement de ne rien revendiquer. Outre Doc Gynéco qui régla la question en chantant « Classez-moi dans la variet’ » et Hyacinthe qui assume être un « rappeur conscient… conscient de ne pas l’être », on retiendra pour conclure la lucidité d’Alonzo sur le sujet :

« On dit qu’avant je faisais du rap engagé
Laisse-moi faire ma grasse mat’, on est dimanche »

 

 

Khoman