LE COÛT DU JOURNALISME D’INVESTIGATION

Au-delà du contesté « barbecue islamisé » raconté par les deux journalistes Gérard Davet et Fabrice Lhomme dans leur livre « Inch’Allah », c’est la véracité de l’ensemble des faits rapportés, et surtout leur interprétation, qui posent problème dès lors que les procédés d’enquête apparaissent comme contestables. D’autant plus lorsque celle-ci est liée à des fins commerciales.

 

Paru ce 22 octobre aux éditions « Fayard », « Inch’Allah » occupe déjà, quelques jours après sa mise en rayon, la place de numéro un des ventes du site Amazon, catégorie « Politique française ». Se payant même le luxe de détrôner Éric Zemmour et ses deux blockbusters « Destin français » et « Le suicide français ». Ce qui n’est pas une mince affaire.

La polémique, voilà vers quoi semblent s’être orientés avant tout Gérard Davet et Fabrice Lhomme. Et comment pouvait-il en être autrement avec un titre pareil, préféré à « Si Dieu le veut », « moins racoleur » des mots de Fabrice Lhomme. À l’heure où la question de l’islamisation de la nation française continue de nourrir les fantasmes et où le Front National peut se targuer d’être la première force d’opposition au pouvoir. Avec ce sous-titre : « Une islamisation à visage découvert ». Une titraille qui influencerait l’avis des lecteurs avant même qu’ils ne s’attaquent au bouquin ?

De plateaux en plateaux, les deux journalistes chargés des enquêtes au Monde n’ont pourtant cessé de défendre l’aspect journalistique de leur livre, dont ils ont finalisé l’écriture et qui se veut être le résultat du travail de cinq étudiants du « Centre de Formation des Journalistes » (CFJ). Tous guidés par un seul et même mantra, « des faits, des faits, rien que des faits ». Jusque-là, rien de bien étonnant lorsque l’on connaît le pedigree des deux chefs opérateurs, grands reporters, adoubés par leurs différentes publications, notamment celles qui visaient Nicolas Sarkozy ou François Hollande, et à qui on doit plusieurs révélations sur l’affaire Karachi ou Bettencourt. Mais concernant « Inch’Allah », il est d’abord intéressant de se demander si, plutôt qu’un angle, les deux journalistes d’investigation n’ont pas décemment interpréter ces fameux faits qui leur sont si chers de manière à arriver à la conclusion souhaitée. Celle qui voudrait que dans certaines zones de France, on y impose la charia.

 

La notion d’angle contre celle du prérequis

 

Un point abordé le 17 octobre dernier par Sonia Devillers, animatrice de l’émission « L’instant M » diffusée sur les ondes de France Inter, et l’ensemble de la troupe. Ce matin-là, on y entend un extrait du documentaire humblement intitulé « La plume dans la plaie » (produit notamment par David Pujadas) qui revient sur la façon dont s’est déroulée l’enquête, et cette phrase de Gérard Davet adressée au cinq étudiants : « On a décidé, clairement, de mettre la focale sur l’islamisation de ce département (la Seine-Saint-Denis, NDLR). C’est un choix que l’on doit assumer de manière parfaitement solidaire. » Vient alors la question de l’animatrice, qui demande à l’intéressé : « Est-ce que ça, ça s’appelle avoir un angle ou un prérequis ? » Et l’intéressé de répondre : « Ça s’appelle avoir un angle, Sonia. »

Le journaliste a beau user d’éléments de langage dans le but d’abaisser quelque peu la pertinence de la question de Sonia Devillers en l’infantilisant, l’interrogation est loin d’être dénuée de tout sens. Surtout lorsque l’on repense à l’anecdote avec laquelle commence le livre, celle survenue lors d’un barbecue de la police en Seine-Saint-Denis, où les policiers musulmans auraient imposé à leur confrères de manger de la viande halal et refusé que les femmes s’approchent du grill. Des faits contestés par Abdoulaye Kanté, membre de la PJ93, et président entre 2011 et 2017 de l’amicale organisatrice du barbecue, comme le relate Libération. Sur ce coup-là, Abdoulaye Kanté a beau avoir peut-être fait preuve de corporatisme, il n’en demeure pas moins que la pertinence des faits révélés peut interpeller. Surtout lorsque Gérard Davet et Fabrice Lhomme ne se trouvaient pas sur le terrain, comme pour tout le reste des anecdotes du livre, alors même qu’ils semblent défendre corps et âmes le journalisme d’investigation.

 

La contrainte de la temporalité

 

Autre souci qui a pu interférer sur la véracité des faits, celui du temps donné aux étudiants pour faire leur enquête. Commandée par la maison d’édition « Fayard », il est certain que l’enquête devait obéir à une « deadline ». Une contrainte de temporalité qui a, par exemple, son importance au moment de la prise de contact. Comme le démontre ce mail publié par le « Collectif Contre l’Islamophobie en France » (CCIF), qui avait été approché par les étudiants. Des étudiants qui n’ont pas hésité à mentir sur leurs motivations. Ici, l’enquête sur l’islamisation du département de la Seine-Saint-Denis est présentée comme « une enquête sur la laïcité à l’école et sur les luttes idéologiques autour de ce principe mal connu ».

 

 

Et lorsque Célia Mebroukine, une des cinq étudiants, annonce à Fabrice Lhomme qu’elle est sur le point de perdre une source qui ne répond plus à ses appels, que lui propose son mentor ? « Laisse-le un peu tranquille là, pour au moins quelques semaines. Mais il est conseiller municipal ? Bah fais un conseil municipal de Sevran. Les gens, ils te disent beaucoup plus facilement non par SMS que quand ils sont face à toi. » Habile. Sauf que, dès lors, pas sûr que ce genre de rencontre forcée puisse donner lieu à l’utilisation d’un quelconque contenu intéressant. D’autant plus si la personne concernée commence à capter qu’elle se fait balader. Non, définitivement, cette approche ne semble pas être la plus adaptée lorsqu’il s’agit de vouloir récolter des informations qui vont servir à débattre d’un sujet comme l’islamisation de la France, que l’on jugera pour le moins complexe.

Pour affirmer un constat tel que « l’islamisation à visage découvert » de la Seine-Saint-Denis, il aurait été préférable d’œuvrer pour un travail d’immersion approfondie. Car plus que de ne pas enrichir le débat, ces affirmations vont jusqu’à nuire à la société, de même qu’elles nuisent à la démocratie.

 

 

Journalisme et sociologie

 

Alors c’est vrai. Après tout, Gérard Davet et Fabrice Lhomme ne sont pas là pour faire de la sociologie. Il est d’ailleurs dans leurs habitudes de s’en prémunir. Ils l’ont encore fait, le 19 octobre dernier, lors de leur passage dans l’émission « Arrêt sur images » dont le titre de la vidéo est une citation de l’un d’eux : « Une enquête de journalistes n’est pas une enquête de sociologues. » Pourtant, c’est ce vers quoi devrait tendre une enquête de terrain. Du moins, le journalisme d’investigation devrait préconiser un travail commun avec le domaine des sciences sociales, comme le suggère le sociologue et politologue Erik Neveu : « Le journalisme n’a ni vocation ni profit à infliger des leçons de sociologie ou à servir de refuge à des chercheurs refoulés. Il peut en revanche réaliser mieux ses fins en utilisant les sciences sociales pour conduire des enquêtes de terrain (…) et tendre ainsi à un véritable « journalisme d’enquête », fondé sur l’exploitation rigoureuse de grandes masses de données et se fixant d’avantage sur des « dossiers » que sur des événements. »

« Il ne faut pas oublier qu’on fait un métier pour gagner de l’argent », rapelle Fabrice Lhomme lors de son intervention à l’émission « Arrêt sur images ». Si les cinq étudiants ont, d’après « Fayard », « été très largement défrayés », leur statut ne leur permet pas de toucher de droits d’auteur. Quant à Fabrice Lhomme et Gérard Davet, la maison d’édition n’a pas souhaité divulguer à Libération le montant de leurs indemnités. Espérons qu’ils touchent assez pour se payer des voyages réguliers en Uber vers la Seine-Saint-Denis.