M’y voilà, Conakry, capitale de la Guinée, une poubelle à ciel ouvert méconnue du plus grand nombre. C’est ici, dans cette ville construite sur des marécages, où s’entassent quelques 2 millions de guinéens dans des logements insalubres, dans la pollution, avec quelques heures d’électricité par jour, pas d’eau courante, de ramassage d’ordures, de système d’éducation correct, de système de santé, de couverture sociale, de route, de travail, mais avec Ebola, le choléra, le paludisme, la tuberculose et toutes autres sortes de parasitoses, que je décide d’avoir ma première expérience africaine, pour un stage dans un hôpital public de Guinée-Conakry : le «CHU» Ignace Deen.
Dès mes premiers pas sur le sol africain, je suis surpris par le nombre d’enfants dans les rues : ça grouille, ça braille, ça joue, ça étudie les versets coraniques mais ça fouille aussi les poubelles, ça mendie, ça sniffe de la colle. Le travail est une denrée aussi rare que l’eau potable, alors il faut survivre. Survivre en patientant, survivre en créant ou survivre en étudiant. Les études permettent de gravir les échelons sociaux et d’atteindre un statut social qui impose le respect. Peuls et Malinkés, les deux ethnies dirigeantes du pays, investissent ainsi des moyens colossaux dans l’éducation des enfants. Je me pose toujours cette question : pourquoi ? Pourquoi investir tant de moyens alors que les instituteurs, ingénieurs, avocats et médecins ne perçoivent pas de salaire. Un professeur d’Université gagne 150 € par mois, un policier est dédommagé avec un sac de riz et le professeur des écoles a pour unique salaire la reconnaissance sociale…
Le décor est posé et l’imagination suffit parfaitement à envisager les conditions dans lesquelles la population vit. Notre imaginaire atteint cependant vite ses limites quand on doit concevoir l’hôpital public, quand on doit envisager la souffrance et la violence de ce système où le patient survivra à condition de : 1 – avoir de l’argent, 2 – tomber sur un médecin compétent, 3 – avoir accès au traitement et 4 – avoir de l’électricité. Oui, là-bas, sur notre continent-poubelle, on meurt jeune, on meurt tôt, on meurt enfant, seulement par manque de moyen. Peut-être qu’une espérance de vie à 53 ans et une mortalité infantile de plus de 50% est acceptable pour la Communauté Internationale mais une fois sur place, elle prend à la gorge et nous ronge de culpabilité d’être un connard (privilégié?) parmi tant d’autres ayant seulement eu le mérite d’être bien né. Bref, ce séjour dans le CHU d’Ignace Deen m’aura mis face à la réalité de notre monde : un monde où l’on préfère débattre des semaines entières sur la possibilité ou non de se baigner en « burkini » plutôt que de réfléchir à comment l’exploitation de la bauxite (un minerai issu de mine d’uranium) pourrait profiter à tous. C’est le service de gynéco-obstétrique qui me marquera particulièrement. Où mieux que dans une salle d’accouchement est-il possible de concevoir la condition de la femme ? Dans quel endroit plus intime qu’une table d’examination de gynécologie est-il possible de comprendre les tabous d’une société ?
Un professeur d’université gagne 150 € par mois, un policier est dédommagé avec un sac de riz et le professeur des écoles a pour unique salaire la reconnaissance sociale
Dans le service de gynécologie-obstétrique de ce CHU, il y a 3 tables d’accouchements, 2 tables d’examination de gynécologie, une salle de «réanimation néonatale», un bloc opératoire, 3 salles où s’entassent plus de 40 patientes, un médecin qui change chaque jour, une équipe de 4 sages-femmes, des infirmières et des étudiants, beaucoup d’étudiants. C’est dans cette atmosphère mêlant bruits, odeurs diverses de liquides biologiques et surpopulation saturant l’ensemble de mes récepteurs sensoriels que je vais passer les prochaines 24 heures. Comme prévu, la nuit ne sera ni tranquille ni reposante. Je ne le savais pas mais les femmes accouchent plutôt la nuit car le pic d’ocytocine est atteint tard dans la soirée. Cette nuit-là, ce n’est pas moins de 22 naissances par voie basse, 3 césariennes, et un avortement qui auront lieu.
Je suis frappé par la cadence industrielle de cette salle d’accouchement. L’activité est incessante, les parturientes arrivent accompagnées de leur mère ou de leur sœur, accouchent, puis rejoignent aussitôt leur domicile avec leur nouveau-né. Ici, la naissance n’est pas un sacre mais une formalité. Ici, la naissance est affaire de femme et le mari n’est nullement concerné. Ici, la contraception est absente et la grossesse souvent peu désirée est imposée. La contraception, parlons-en ! Non, ici, il s’agit plutôt de ne jamais l’évoquer. Dans ce pays où les femmes tombent enceintes à 15 ans, il ne faudrait pas aborder le problème de la contraception. En Guinée, aucun personnel médical ne s’étonne de la présence d’une jeune adolescente sur une table d’accouchement mais tout le monde crie au scandale quand il s’agit d’avortement.
Un accouchement deux heures avant une épreuve du bac
Je pense encore à cette jeune femme de 18 ans, aménorrhée depuis 2 mois. Elle arrive inquiète, accompagnée par toute sa famille car elle a des règles très abondantes depuis 2 jours. Tout de suite, l’interne l’interroge et suspecte la jeune fille d’avoir réalisé un avortement médicamenteux chez le gourou du coin. C’est seulement après une bonne heure de discussion et après avoir évoqué le serment d’Hippocrate qu’elle finira par se livrer et nous expliquer sa situation. Mlle P. avait eu des rapports non protégés avec son petit ami et était tombée enceinte… Elle nous conjure de ne rien dire à sa famille par peur de se faire “frapper”, “tuer”, “chasser de la maison”, de “finir comme une trainée”. Pas de souci, les médecins sont tenus au secret médical. Malheureusement, nous nous trouvons en Guinée. La médecin en chef entre dans la salle, et explique calmement à la jeune fille que l’avortement n’est pas complet et nécessite une aspiration, que cela à un coût et qu’elle doit ainsi informer sa famille, ce qu’elle fera immédiatement contre la volonté de la patiente majeure.
C’est en larmes dans le couloir en train de se faire tabasser par son frère que j’ai vu cette dernière patiente innocente pour la dernière fois. Cette ado qui venait à l’hôpital chercher de l’aide. Oui, je suis parti vomir, puis m’enfermer une heure dans la chambre de garde à culpabiliser une fois de plus. Et j’ai toujours cette haine contre la bêtise sans nom de cette apprenti-médecin. J’ai encore envie de lui mettre la tête au fond de la cuvette débordante pour sa cupidité sans scrupule, sans éthique.
Heureusement, cette nuit finira dans la joie. Il est 6 heures du matin quand Mme B., 18 ans, arrive en trombe dans la salle d’accouchement : « Docteur, docteur, faites vite s’il vous plaît !!
– Pourquoi donc ? Je ne peux pas faire grand-chose de plus pour vous.
– Je passe mon bac dans 2 heures. »
Je suis resté bouche bée pendant une très longue minute avant de lui demander si elle se moquait de moi. Et non, elle était tout à fait sérieuse, c’était la dernière journée d’examen, Histoire-Géographie et Economie au programme. Une bonne journée de composition l’attendait. L’équipe médicale décide alors de provoquer l’accouchement, celui-ci se compliquera d’une petite épisiotomie. Une heure et demie plus tard, le nouveau-né était dans les bras de sa grand-mère et maman partait en courant à l’examen avec 6 points de suture bien placés, 2 serviettes hygiéniques et une couche culotte. Bonne nouvelle, la sage-femme m’informera un mois plus tard que Mme B. a été reçue.
Je garderai en mémoire cet extrait du registre des naissances comme tableau de la condition féminine en Guinée :
« Mme D…21 ans……Couturière…G (gestation) 2P (parturition) 2….mariée…sérologie(VIH) négative
Mme M……..15 ans………élève………….G1P1………mariée…………sérologie négative
Mme B………17 ans ……..vendeuse……G2P1……..célibataire………sérologie positive
Mme C……..18 ans…….ménagère ………..G2P2…..mariée………..sérologie négative
Mme S…….22 ans……..étudiante…………G4P2……mariée………..sérologie positive »
Oui en Guinée-Conakry, il n’y a pas de système de santé, pas de système éducatif ni de système juridique mais une société où l’argent et les rapports de force contrôlent les relations, et où croyances et superstitions régulent les mœurs. Mais dans ce pays, j’ai vu des gens beaux, souriants et joyeux. J’ai surtout vu ces femmes fortes et courageuses supportant une existence de domination masculine, où l’homme, dans son harem, décide de leur condition et dicte la morale. Cette morale primitive où la femme trouve sa place de mère-pondeuse et occupe le poste prestigieux de garde-meuble.
Tout ça pour dire que l’on est bien dans notre Etat de droit que l’on critique tant, dans notre société que l’on accuse de tous les maux, dans nos hôpitaux que l’on trouve trop lents, dans nos urgences embouteillées, chez notre médecin «trop cher» et que l’on ne paie pas. Alors, s’il vous plaît, la prochaine fois que vous franchirez la porte d’un service public, dites-vous que vous avez énormément de chance : celle d’être né au bon endroit.
Et la prochaine fois que vous vous posez la question pourquoi autant de gens prennent le risque de se noyer en Méditerranée, dites-vous que votre chance est le fruit du hasard et non du mérite, donc laissons les mériter leur chance.
Guillaume Jimena