ON ÉTAIT À LA MARCHE DE LA DIGNITÉ DU SAMEDI 31 OCTOBRE

Prévue ce samedi 31 octobre, cette Marche de la Dignité était intrigante. Organisé par le collectif de la Mafed (Marche des femmes pour la dignité), l’événement était destiné à coaliser les luttes minoritaires. Racisme d’État, islamophobie/négrophobie/romophobie, violences policiers, cause palestinienne, défense des quartiers, sans-papiers, immigration et réfugiés… Les organisatrices visaient ainsi à rassembler les divers militantismes qui demeurent à l’écart du champ politique institutionnel et qui, en filiation avec les beurs de 1983, investissent la question post-coloniale.

 

Intrigante, donc, parce qu’il était difficile de prévoir l’audience de l’évènement. Plusieurs raisons justifiaient cette incertitude. D’abord, la galaxie militante appelée à se mobiliser est traversée de multiples oppositions –idéologiques, stratégiques, personnelles– et pouvait apparaître comme extrêmement divisée ; le PIR cristallisant les lignes d’affrontement, ce malgré que les organisations et personnalités à l’initiative de la marche (Mafed, Urgence notre police assassine, Amal Bentounsi, etc…) avaient pour point commun de s’être retrouvés aux dix ans du PIR en mai. Ensuite, la capacité à mobiliser de ces organisations interroge. Collectifs restreints, elles sont, dans le cas de tels évènements, confrontées à la faiblesse de leur nombre et à leur stratégie politique (à l’instar du collectif afroféministe Mwasi, qui revendique une autonomie et une non-mixité). Surtout, elles faisaient face, en grande partie, à leur défi fondateur, à savoir mobiliser les habitants des quartiers populaires et, plus largement, mobiliser des publics habituellement absents de tels événements (populations précarisées, sans-papiers, réfugiés).

 

Un cortège bariolé

 

À Barbès, aux alentours de 14h, l’intrigue est en partie levée. Le public est venu nombreux. Il s’étoffe alors que les marcheurs descendent les premiers mètres du boulevard Magenta. Musique, scénette en tête de cortège, drapeaux, banderoles, pancartes et mégaphones, service de sécurité : la panoplie habituelle de la manifestation est de sortie. Ce sera la seule convergence avec la gauche traditionnelle. Le cortège est multiple et très hétérogène, mêlant organisations ayant répondu à l’appel, collectif informels et citoyens. L’ensemble des acteurs attendus sont là : organisations de femmes racisées, mouvements des quartiers, organisation de défense des minorités, propalestiniens, etc…

 

La Marche avance au rythme des couplets de Casey, La Rumeur ou Bob Marley

 

Investi en plus de citoyens venus soutenir la mobilisation, le cortège réunit donc un public hétérogène et forme un serpent urbain assez folklorique. Logiquement, sa composition sociale est diverse. Les références idéologiques et politiques, affirmées et affichées, le sont également. On peut ainsi observer les portraits et citations de Fanon ou Malcolm X, des slogans queer, des noms de victimes de violences policières sur des pancartes, des slogans comico-revendicatifs (« Finkielkraut : ta race ! », « Non à l’intégration par le brushing »), ou des références aux crimes policiers US. La Marche avance au rythme des couplets de Casey, La Rumeur ou Bob Marley. Les témoignages de familles de victimes de violences policières, les interventions militantes contre les lois islamophobes ou les camps de réfugiés, et les diatribes diverses se succèdent, jusqu’à l’arrivée à Bastille. Incontestablement, la Marche est un succès, réunissant des organisations parfois peu enclines à se rassembler, réussissant à mobiliser, offrant le spectacle d’une mobilisation assez différente de la gauche traditionnelle (de laquelle elle entendait se démarquer).

 

Marche de la dignité 2

 

Outre le silence observé par les organisations du Front de gauche –PCF en tête– la Marche a également déclenché réactions, commentaires et critiques en tout genre

 

Une Marche polémique

 

Beaucoup de choses ont été dites suite à l’appel pour cette Marche de la Dignité. Beaucoup de choses ont été dites à gauche. Outre le silence observé par les organisations du Front de gauche –PCF en tête– la Marche a également déclenché réactions, commentaires et critiques en tout genre. De nombreuses critiques ont ainsi été formulées, tantôt stigmatisant l’argument et les organisations de la Marche, tantôt s’adressant à ceux qui, hors collectifs, entreprenait de s’y rendre. En effet, l’évènement, avant d’être intrigant, était surtout clivant. S’il se voulait en opposition à l’ensemble de la droite et au PS, il revendiquait également, via ses principales parties prenantes, sa différence vis-à-vis de la gauche non socialiste et de ses appareils partisans et syndicaux. Et ces oppositions se cristallisaient sur l’argument présidant à la Marche, à savoir la dénonciation du traitement des racisés et, plus directement, la mise en avant de la notion de « race » dans l’analyse du traitement des minorités noires, nord-maghrébines et roms en France. C’est là la ligne d’attaque d’un certain nombre de réactions qui, à l’image des textes publiés sur la plateforme non-fides, stigmatisaient le discours racialiste des organisateurs et y voyaient la reproduction des schèmes d’extrême-droite.

La critique de la Marche et de la grille de lecture qui l’accompagne –bien que celle-ci ne soit pas uniforme– et malgré qu’elle provienne de camps différents (laïques, extrême-gauche, anarchistes…) renvoie à une ligne d’attaque principale. Elle attaque le fait que les organisations à l’origine de la Marche fournissent une lecture raciale de la société française, s’opposant alors à l’indivisibilité de la République pour les uns, à la prédominance de la question sociale et de la lutte des classes pour les autres. Dès lors, chacun est accusé de partager le référentiel du PIR, lui-même accusé de racialisme (suite notamment aux déclarations de Bouteldja), de racisme inversé (anti-Blanc) et d’effacement de la question sociale au prix de références à des variables ethniques et religieuses (indigènes, post-coloniaux, musulmans). La critique de la Marche prend donc grandement appui sur la matrice marxiste, affirmant la prédominance du social contre le racial, et voyant dans les luttes des racisés un paravent dissimulant des antagonismes de classe et en venant à essentialiser les catégories sociales et, notamment, la domination des « blancs ».

 

Le social devient alors un mot d’ordre contre toutes les références au racial, générant crispation dès qu’il est évoqué

 

Plusieurs problèmes viennent alors s’entremêler ici, signalant les écueils de ces critiques. D’abord, celles-ci omettent de prendre en compte l’espace politique dans lequel se déploient ces organisations et ces mouvements. Alors qu’échouent, en gros depuis 1983, les tentatives de mobilisation des quartiers populaires qui, de ce fait, ne parviennent à exister politiquement, l’enjeu premier, pour ces organisations, est d’acquérir une existence et une visibilité politique. À ce titre, pour des organisations relativement jeunes, il s’agit de parler un autre discours et un autre langage ; c’est la fonction des références, non à la race, mais aux racisés, référence inspirée du post-colonial. L’objectif est donc, non seulement, de parler de la condition de ceux auxquels ils s’adressent, mais également d’inventer et d’occuper un espace politique qui n’est pas encore investi et, en l’occurrence, qui n’est pas coopté par les partis actuels.

Ensuite, ces critiques semblent ignorer que question sociale et question raciale se recoupent désormais en France, au moins en partie. Elles semblent ignorer que la pauvreté se distribue ethniquement et, pour ce qui concerne la grande majorité de sa frange urbaine, touche prioritairement les familles d’origine maghrébine et subsaharienne, ainsi que les musulmans. Le social devient alors un mot d’ordre contre toutes les références au racial, générant crispation dès qu’il est évoqué. Est alors développée une fiction sociale qui, comme la fiction citoyenne, argue de l’appartenance de classe, sans prendre en compte que cette appartenance recoupe des appartenances ethniques et religieuses. Plus largement, ces critiques oublient la spécificité du traitement des minorités post-coloniales en France et de la façon dont ces populations sont appréhendées par les structures étatiques et institutionnelles : en somme, elles oublient que l’État fabrique des catégories raciales et impose, aux individus eux-mêmes, une racisation de leur existence.

 

« L’avenir de la gauche, c’est ça »

 

Enfin, et dans une logique similaire, ces critiques, malgré que certaines n’utilisent pas le mot, sont formulées autour d’un refus du communautarisme. Les groupes visées sont accusés d’entretenir un communautarisme indigène, notamment parce qu’ils défendent, dans certains cas, une non-mixité (territoriale, ethnique, de genre, religieuse). Il est alors difficile de ne pas y percevoir un refus radical de l’autonomie des racisés. En effet, dès lors que ceux-ci s’organisent de manière autonome, ils sont taxés de communautarisme et invités à s’ouvrir. Si ce genre de mouvements n’est pas nouveau –pensons aux organisations féministes fermées aux hommes dans les années 1970 ou, dans une autre mesure, au PCF des années 1920 qui limitait le nombre de cadres accédant à des fonctions à responsabilité dans l’organisation– on peut évidemment en discuter le bien-fondé. Néanmoins, à l’opposé du principe moral (refus de la différence et racisme anti-blanc) que stigmatisent les critiques de la Marche, il s’agit d’une option stratégique et politique, qui peut se défendre de manière légitime, qui prend en compte l’expérience réelle des individus, qui lie cette expérience à une critique sociale d’ensemble, et qui tente d’en faire la base d’une mobilisation collective.

La Marche, autant que l’organisation autonome qui paraît émerger du militantisme des quartiers, est un espoir (« L’avenir de la gauche, c’est ça », entendait-on de la part d’un marcheur samedi, visiblement militant habitué, près de la soixantaine). D’autant plus que ces mobilisations se connectent à d’autres questions (réfugiés, immigration, cause palestinienne). Peut-être que certains ne se réjouissent pas du fait qu’ils ne seront pas, demain, « la gauche ». Peut-être que certains voient dans cet espoir quelque chose de dangereux, malgré les bonnes intentions. La réalité de samedi a pourtant montré qu’il ne s’agissait pas, comme certains avaient osé le prévoir, d’un défilé de dieudonnistes, d’islamistes dissimulés ou de minorités assoiffées de vengeance anti-blanche, mais bien d’énergie militante de la part d’hommes et de femmes engagés, et habituellement peu représentés publiquement. Et, par les temps qui courent, le retournement du stigmate, ça fait du bien.