Est-il encore besoin de rappeler que les rappeurs sont des funambules de la langue, qu’ils manient, font et défont les codes langagiers à leur guise et il faut le reconnaitre, avec une audace déconcertante ? Il parait qu’on ne fait pas ce qu’on veut avec la langue, le Français. Pourtant eux la malaxent, la poncent, parfois la charment pour mieux la martyriser et créer ce déséquilibre si cher à la discipline.
Le poète se révèle-t-il une fois accepté de sacrifier les normes grammaticales sur l’autel de la rime ultime ? Mais alors dans quel but, pourquoi tant de rappeurs à travers les générations usent de ce déséquilibre ? Que nous disent ces pratiques, ces néologismes là-bas, ces « fautes » de syntaxe ici du rapport à la langue ? Tenter de répondre à cette question en vient à se poser la question de qui décide de comment on s’exprime, qui autorise. Quel est le but de l’expression, si ce n’est de trouver un réceptacle, un écho, bref être écouté et par extension compris. Alors parfois on est perdus. On se demande « Il est sérieux ? il a vraiment dit ça ? » Ces prises de liberté renvoient l’auditeur à sa propre prison grammaticale, comme si l’audace, la prise de risque de l’artiste venait renvoyer chez nous notre propre enfermement. Notre manque de créativité. On est parfois tellement troublé qu’on en vient à se demander : « Est ce qu’il a vraiment fait exprès, ou juste il ne sait pas parler correctement ? » Les rappeurs créent un espace de défiance par rapport à une langue qui admet peu la défiance, mais cet espace est également un moyen de toucher l’autre, un canal de communication propre à l’esthétique permettant d’agripper l’auditeur à son univers.
Ajoutons aussi que le rap, c’est cette musique où le cancre peut lui aussi s’exprimer, vous savez celui qui était nul en dictée. C’est cette musique où le cancre peut avoir un vocabulaire plus riche que celui du premier de la classe. Et comble de l’injustice, le rap, c’est cette musique où la faute de français, n’en devient plus une. Qui y a-t-il de génial à parler en verlan, en argot, à inventer des mots, faire des fautes plus ou moins délibérées ? Qui y a-t-il de génial à truander la langue ? Florilège non exhaustif d’artistes truands de la grammaire qui font l’éloge de la transgression :
Dinos – Quand les cailleras prient / « Si j’aurais grandi ailleurs je me demande ce que j’aurais été, j’dis si j’aurais parce que c’est comme ça qu’on parle dans ma cité »
« Le savoir est une arme, j’ai un bac +3.5.7 », chantonne Dinos dans Namek. Un baccalauréat qui lui a permis de bien assimiler la concordance des temps et l’usage « imparfait/conditionnel ». Au-delà de l’argument « j’dis si j’aurais parce que c’est comme ça qu’on parle dans ma cité », recevable, le fait qu’il s’explique sur sa faute de grammaire fait perdre un peu de sa force au propos. Mais en s’exprimant ainsi, Dinos rappelle qu’il s’adresse non seulement à un public exigeant vis-à-vis de son écriture, mais aussi à son environnement. Celui où personne ne dit « en outre », dixit Infinit.
SCH – Comme si / « C’est nous qu’on parle fort dans le hood, fé-ca dans l’hood »
Pas besoin d’être Clément Viktorovitch pour capter que sur la forme comme sur le fond, ici, SCH joue la carte de la provocation. Ces acolytes et lui parlent fort, et il le fait remarquer par cette faute de grammaire qui retient encore un peu plus l’attention de son auditeur. Il faut dire que la formule « c’est nous qu’on » ne manque pas d’admirateurs. Parmi eux, Youssoupha, dans le titre… « Mannschaft » : « Et, à la fin, c’est nous qu’on gagne, c’est nous la Mannschaft. » Sur ce point-là, SCH ne peut qu’acquiescer.
Kaaris – Binks / « C’est nous qu’on va ramasser l’argent dorénavant, et désormais »
Provocation, toujours. « Les singes viennent de sortir du zoo » et forcément, si Kaaris et ses compagnons de route se définissent comme tels, alors ils ne peuvent pas savoir parler correctement. Et puis, « c’est nous qu’on va », ça fait toujours une syllabe de moins que « c’est nous qui allons » et ça permet de déboîter plus vite sur la fin de la punchline, son épicentre, le puissant « dorénavant, et désormais ».
Tandem – 93 Hardcore / « On est pertinemment conscients d’tous nos échecs scolaires, mais tout serait différent si La Sorbonne serait domiciliée à Auber »
Nul besoin de re-contextualiser le morceau « 93 empire », considéré comme fondateur pour toute une génération par son style hardcore tant dans le texte et que dans le clip. Dans leur couplet, les membres du groupe Tandem dressent un tableau noir et chaotique de leur département de la Seine-Saint-Denis. Le passage en question, typique du style d’écriture du duo, évoque la conscience de cette situation qu’ont ceux qui la vivent. Il pose aussi la question de la conscience des rappeurs des fautes qu’ils font. En l’occurrence, qu’elle soit volontaire ou pas, la faille ne pouvait mieux illustrer ce qui est dit sur l’échec scolaire. La preuve par l’exemple, loin des bancs de la fac.
Freeze Corleone – Donquixote Doflamingo / « J’ai oublié 80% de ma scolarité, j’écris comme si j’ai fait La Sorbonne »
Freeze Corleone le dit lui-même, il a oublié 80% de sa scolarité. Dont la concordance des temps, manifestement. Et peut-être aussi quelques notions d’Histoire. À moins que.
Soolking – Corbeau / « Nous, on est des hyènes et les tuer nous fait marrer, que voulez-vous ? La vérité ? La rue nous a sauvagisés »
Ce n’est pas la première fois que l’univers de la rue est associé à celui de la jungle (PNL) ou du zoo (Kaaris). C’est même une longue tradition métaphorique du rap français. Nombreux sont ceux qui ont repris à leur compte ce sentiment de déshumanisation, faisant de la sauvagerie leur mot d’ordre, comme Kalash Criminel. La nouveauté avec Soolking, c’est qu’il incarne cette idée par un néologisme, « sauvagisé », qui veut bien sûr dire « ensauvagé » mais de manière plus brutale, plus… sauvage.
Sefyu – Mon Public / « Mon public sont des gens intelligents »
Le public de Sefyu sont des gens tellement intelligents qu’ils n’ont pas laissé passer sa petite sortie de route grammaticale. Belle perspicacité, iyoann.
#TeamBigBlunt13013.
Oxmo Puccino feat. Le célèbre Bauza – Premier suicide / « Nique les règles grammaticales, on est pire que des animals »
Pour faire saigner les oreilles de toutes les institutrices de CP, le célèbre Bauza n’y va pas par quatre chemins. Dans le même genre, LIM, dans le son Animals sur l’album Temps Mort de Booba : « Au nom de mes animals, j’crée l’scandale, en fait j’pollue comme Total. » Si c’est pour sortir ce genre de rimes, alors on pardonne.
Maître Gims feat. Niska – Sapés comme jamais / « Maître Gims m’a convoitisé »
« Convoitiser : verbe issu du nom féminin convoitise, qui traduit un désir extrême ou immodéré de posséder quelque chose. » C’est ce qu’on pourrait lire dans le Larousse si le verbe « convoitiser » existait. Alors, d’accord, ce n’est pas le cas. Il n’empêche, celui-ci a déjà été utilisé à plusieurs reprises dans la littérature française, comme par le romancier Jules François Félix Husson aka Champfleury, dans son ouvrage intitulé « Les premiers beaux jours » et publié en 1858. Preuve s’il en fallait que les approximations grammaticales n’empêchent pas le succès, ce passage du tube de l’été 2017 aura autant ambiancé qu’intrigué. Doute (« j’ai du mal entendre, il a pas pu dire ça »), résignation (« encore un rappeur illettré ») ou exotisme (« certainement du congolais »), les interprétations sont multiples. On peut en suggérer une dernière : et si ce mot venait appuyer le style du rappeur ? A la fois exubérant et élégant, « convoitiser » prend tous les traits de la sapologie si chère à Niska et Gims pour un résultat haut en couleur.
Booba – Ma définition / « J’voulais savoir pourquoi l’Afrique vit malement, du CP à la Seconde on m’parle d’la Joconde et des Allemands »
Grand manipulateur de la conjugaison française, Booba s’est toujours permis des libertés, souvent à dessein, comme l’exposent Olivier Pillot et Laura Millienne à travers leur documentaire « L’argot sous un garrot ». Suppression de l’article devant un mot, utilisation de l’argot, d’expressions et donc création d’adverbes comme « malement ».
Lunatic – Civilisé / « Les Hauts-de-Seine en Cosa Nostra, putain c’est grave comme on cause à notre âge, y’a pas d’feeling, et si tu veux tester mes égals, on t’baise ta race comme si c’est légal »
Ici, le propos est grave, la faute d’accord aussi. Même en restant « civilisés », le parler de la rue reprend vite le dessus. Légale ou pas, la formule parle et interpelle. On parle mal, et alors ? Paradoxalement, son écriture se fait tout en feeling. En toute connaissance de cause.
13 Block – Calibre / « On vit sur des pots cassés et ils veulent qu’on a le dos cassé, Dans la R.D.C se servent donc mes petits au RDC servent aussi »
13 Block propose une large palette des fautes de français dans ses morceaux mais celle-ci est particulièrement parlante puisque le fond suit la forme : puisque les vies sont brisées (« pots cassés »), la langue est elle aussi écorchée (« ils veulent qu’on a »). La dialectique entre précarité de la vie et précarité du vocabulaire prend tout son sens avec la phrase qui suit : « Dans la RDC (République Démocratique du Congo) se servent, donc mes petits au RDC (Rez-de-chaussée) servent aussi. » CQFD. De quoi se prendre la tête un long moment pour les chercheurs en linguistique.
Jul – Ça vient de là / « Depuis qu’j’ai envoyé l’album gratuit, ils peuvent plus dire que j’dorme »
« Que j’dorme » ou « que j’dors » ? Chacun se fera son idée, mais après plusieurs écoutes, il semble bien que Jul ait utilisé le présent du subjonctif. Malheureusement à tort.
Maes – Mama / « C’est pas l’alcool qui résoudrera mes problèmes de foi »
« Résoudrera », futur du verbe issu du premier groupe « résoudrer », à la troisième personne du singulier. Ma foi.