« QUAND ILS VONT TROP LOIN, ON LEUR EXPLIQUE »

Lionel Serin, membre de l’association Uni’sons, Part. II

Lionel se rend régulièrement dans les collèges et les lycées des quartiers montpelliérains. Le but ? Mettre en place des rencontres entre les élèves et des rappeurs réputés, et organiser des ateliers d’écriture. Avec lui, Union Urbaine a parlé d’éducation, de matos et de rap. Après nous avoir présenté en détail Uni’sons (relire la première partie), Lionel est revenu sur le rôle de son association, le cursus de création d’un morceau, et nous a parlé de ce qu’il pensait de l’influence des rappeurs d’aujourd’hui sur les jeunes.

 

Union Urbaine : T’es plus dans une logique d’encadrement et d’accompagnement, ou de professionnalisation ?

Lionel Serin : Le but, c’est qu’ils deviennent autonomes. J’oublie pas cet objectif là. Moi, je veux pas commencer à avoir un vivier ici, sinon je vais devenir fou. Je les accompagne sur deux, trois morceaux, on fait le cursus de la création… En fait, c’est quasiment tout le temps pareil, ça s’passe comme ça. Le mec, au début il vient, il me dit : « j’ai un morceau. » Après, il va le rapper, on l’écoute. Je leur dis : « Tu sais ce que c’est une mesure ? C’est quoi ? Ah ouais, en fait tu sais pas. » Donc on discute de l’aspect technique, je leur explique ce que c’est une mesure, un, deux, trois, quatre, les temps forts, les temps faibles. Donc là, ils comprennent, ils se lancent sur un seize mesures. Les mecs je les mets ensemble, ils font un couplet chacun, sur le morceau, ils sont deux ou trois. Ils font le morceau, ils l’écoutent, et puis là ils cherchent à évoluer. Et après, ça s’passe tout le temps comme ça, ils disent : « Moi maintenant, je veux faire un morceau solo. » Je leur dis : « Ok, vas-y, fais ton morceau solo. » Ils font leurs couplets, et puis après y’a le refrain à faire. Le mec il fait ses deux couplets, son refrain, il l’écoute. Et puis grâce à cet enregistrement, il se rend compte qu’il a des lacunes à ce niveau-là, à ce niveau-là… Et nous, pendant tout ce cursus là, on l’aide à s’orienter vers un style de musique, on lui dit « fais plutôt comme ça, fais plutôt ça… »

Y’a une censure au niveau des textes ?

Normalement, on y fait pas trop attention. Mais des fois, si vraiment y’a trop de conneries, on lui dit : « Bon là, faut que tu changes ça, on peut pas trop le dire. » On regarde, quand ils vont trop loin, on leur explique. Les trucs gratuits, on va les censurer. Moi j’suis pas trop dans le délire… après aujourd’hui, ça fait partie du rap aussi. J’essaye de laisser, de temps en temps, je vais contre ma volonté. Mais aussi tu veux faire quoi ? Toi tu leur dis un truc, derrière ils vont écouter Kaaris, Gradur… attention, c’est des mecs ils font des bons trucs hein ! Ils sont bons, mais ils sont dans l’ère de la punchline, moi j’aime pas trop ça, je préconise plus le fond. Mais ça m’arrive de les laisser un peu faire aussi, de rester en retrait, globalement, je les laisse faire. Après, ils vont évoluer vers la création musicale, ils vont demander leurs vrais instrus… on va leur montrer des logiciels, pour qu’ils puissent être prêts.

 

Ils font aussi leurs propres instrus ?

Ouais ouais, leurs instrus et tout. Après, je les emmène pas vers là s’ils en ont pas envie. Je sais que ça peut être chiant. C’est vraiment si le jeune, à un moment il est chaud pour le faire. Là, les cinq, six jeunes que j’ai là, c’est vraiment que des bons, je me régale. Ça m’arrive d’avoir des jeunes qui galèrent, mais eux là, ils sont tous vraiment bons.

 

« Le but, c’est qu’ils deviennent autonomes »

 

Les ateliers, c’est quoi un peu le public ?

Les ateliers, ils sont ouvert à tous. La plupart des jeunes qui viennent, ils sont de Montpellier. Après, je vais filtrer, je vais faire différents groupes selon le style de chacun. Des fois, tu peux pas trop mélanger des gens. Il y en a, leur style, c’est vraiment cru. Moi, j’ai réussi mon histoire quand le jeune, il vient me voir et il me dit : « Bon voilà, j’ai 300 euros dans la poche là, qu’est-ce que je dois acheter comme matos ? » Et là tu sais que tu peux l’orienter vers du matériel, pour que le mec soit opé à la maison.

Et les sons, ils peuvent les mettre sur internet et tout ?

Carrément. Après, les sons qu’ils font, on s’en sert aussi comme un objet de communication. Pour certains sons, on peut aussi faire des clips. Moi, je travaille sur le pré-mixage, le mixage, histoire de leur faire un truc lourd.

Le mastering, t’as appris vite ? C’est quand même un métier.

C’est un métier, ouais. Franchement, moi j’ai tout appris tout seul, avec des logiciels, des trucs bidons. Après, j’ai fait aussi des formations. Depuis cinq ans, je me suis bien amélioré. J’ai pas vraiment demandé aux autres non plus. Moi à l’époque, ça me saoulait tout ça, je rappais toujours sur la même boucle. Quand je dis ça aujourd’hui, les mecs ils rigolent. En concert, tous mes morceaux, je les faisais sur le même son. Les mecs ils se disaient : « Mais, pourquoi c’est un nouveau morceau alors que c’est le même son là ? Qu’est-ce qu’il fait (rires) ? » J’aimais pas demander aux compositeurs des instrus ou quoi, donc je m’y suis mis. Et voilà quoi, maintenant je maitrise tout ça, les enregistrements, les mixs, les ateliers, les trucs. Mais après, en beatmaker, j’suis pas un monstre, en mixage, j’suis pas un monstre… Je m’occupe plus de l’animation des ateliers, tu vois. Créer des morceaux, tout ce qui est pédagogie. Y’a meilleur que moi en beatmaker, je sais même pas jouer du piano. Mais je maîtrise les logiciels, et j’arrive à faire des bons trucs.

 

« Poua, mais en fait t’es meilleur que Jul » – Un jeune, à Lionel

 

Pour le rap actuel, ça suffit.

Ah ba ouais ! Plus personne ne travaille en acoustique. C’est ça le problème, aussi. La dernière fois, y’a un jeune qui est venu, il m’a montré un son sur sa vidéo. Il me dit : « Ouais, regarde, ça c’est Jul, il a fait une instru qui tourne sur Facebook et tout. » Moi j’étais curieux, franchement, j’y ai dit : « Ah ouais, vas-y, fais voir. » Le truc j’ai écouté, c’était pas sérieux. J’y ai montré qu’en 3 minutes, je pouvais faire la même chose. Le petit il m’a fait : « Poua, mais en fait t’es meilleur que Jul. » J’ai rigolé. À un moment donné, ce qu’on leur montre, ça craint. J’ai vu ça, j’étais choqué. Il respecte pas les gens qui font du son. C’est pas méchant de sa part parce que, lui, il veut faire le mec qui touche un peu à tout et tout, ça tue. Mais franchement, c’est abusé de faire ça. Il a pris un son de piano, je l’ai vu le vice ! Il a coupé un sample, il l’a même pas pris avec lui, le piano. Y’a un beat, boom, tac, boom, tac, et ça y est il a mis play, une boucle, et après c’est bon.

 

« Selon la personne qui tient cet atelier, ça peut faire des trucs de fou »

 

Et tu penses que ça vient de Jul ou ça vient des gamins qui l’écoutent ? Est-ce qu’il faudrait pas leur faire une éducation musicale, leur faire écouter de la soul, de la funk, parce que le rap c’est ça aussi.

Moi, franchement, j’en veux pas à Jul. Je suis d’accord avec tout ce que tu dis, mais le problème, c’est que de nos jours, la médiatisation ouvre les portes à tout. Le rap, c’est vraiment un couteau à double tranchant, vraiment. Depuis que je fais des ateliers, j’ai rencontré plein de gens qui en mettent en place aussi. J’en ai rencontré plein, qui font le même boulot que moi, que ce soit d’une manière associative, bénévole… Et je me suis rendu compte qu’en fait, selon la personne qui tient cet atelier, ça peut faire des trucs de fou, des catastrophes !

 

« On est l’un des studios les mieux équipés de la région »

 

Et sinon t’as du bon matos là !

Ouais le matos, c’est vrai qu’on est l’un des studios les mieux équipés de la région. Mais on essaye de rester au niveau, ça permet de faire des bons trucs. Moi, avec les jeunes, je vais autant me prendre la tête sur un morceau moyen que sur un morceau très bon. Et avec ce matos, tu arrives à récupérer pas mal de trucs. Franchement, les jeunes, pour moi c’est 100% de réussite. Avec tous ceux qui arrivent à finir leur cursus de création d’un titre, le rendu est bon.

 

« Des mecs qui sont devenus autonomes y’en a beaucoup, mais des mecs qui sont devenus connus en revanche, y’en n’a pas »

 

Tu sais ce qu’ils deviennent un peu les mecs qui sont passés par là ?

Franchement ouais, ils continuent. Des mecs qui sont devenus autonomes y’en a beaucoup, mais des mecs qui sont devenus connus en revanche, y’en n’a pas. Hier, j’ai un mec qui est passé, ça faisait douze ans que je l’avais pas vu. Il était là au tout début des ateliers. On a le même âge, je crois qu’il est même un peu plus vieux que moi. Je faisais des ateliers avec des mecs plus vieux, ça aussi tu vois ça sert. À l’époque, je rappais pas extrêmement bien, j’avais mon niveau, mais j’étais pas « Woaw ». Et là le mec qui est venu, il m’a fait écouter un morceau à lui, j’y ai dit : « Quoi, tu rappes encore (rires) ? » Le mec il a un gosse et tout, j’y ai dit : « Faut arrêter là, ça y est (rires) ! » Et franchement, j’ai écouté, c’était pas mal. Tu voyais que le mec il avait écouté ce qu’on lui avait dit.

 

« C’est dommage, parce que quand les mecs ils voient Al Pacino dans les films, ils comprennent que c’est un acteur »

 

Quand t’as ce regard sur le passé, au fond tu regrettes pas de pas avoir persévéré ? T’es passé du côté associatif, même si tu fais des trucs en rapport avec la musique, mais t’es plus « dedans ».

Bien sur, bien sur. Mais moi en fait, déjà si tu veux, personnellement j’ai arrêté la musique. Je te parle de moi, du côté artiste. J’ai arrêté parce que ce monde, il m’a un peu saoulé tu vois. C’est ce que je te disais tout à l’heure, pour nous le rap c’est un outil. J’suis passé de ce côté de la barrière. Cette période du rap qu’on vit, elle me plaît pas. J’analyse, je fais un effort, mais dans ma voiture, j’écoute pas. J’écoute principalement de la soul, Jazmine Sullivan et tout, ça j’aime bien. Mary J. Blige, j’suis à l’ancienne. Gradur, Jul, j’écoute tu vois, mais je me force. J’ai essayé d’écouter un peu Alonzo, c’est bien tu vois. Et franchement, je trouve que niveau trap et tout, ils sont super bons Gradur, Kaaris, tout ça. Mais franchement, ça me fait peur tu vois, quand je les vois j’ai peur !

T’imagines la petite vieille qui regarde TF1, les infos…

Mais grave, ça fait flipper, tu vois. Et c’est dommage, parce que quand les mecs ils voient Al Pacino dans les films, ils comprennent que c’est un acteur. Pour le cinéma, la littérature, ils arrivent à capter ça.

 

« Politiquement, eux ce qu’ils veulent, c’est qu’on sorte cinq, six jeunes du squat d’en bas qui fument du shit, ou qu’on sorte cinq, six jeunes d’une idéologie bizarre »

 

Et au niveau de ton rapport avec les institutions. Vous êtes une association, vous avez des subventions de la Ville, de l’Agglo, tout ça… Comment, tous ces partenaires institutionnels, ils réagissent quand vous faites venir des Kery James, des Tunisiano, des mecs qui ont souvent tapés sur l’État Français dans leurs textes ?

Nous, l’association Uni’sons, on est un peu coupé en deux. Y’a le côté administratif et le côté artistique. Le côté administratif, ils arrivent à parler avec ces gens là. Moi, j’y arrive pas. Tous ces gens là, c’est pas mon délire. Et si j’ai pas les mecs du côté administratif, y’a plein de mecs qu’on peut pas faire venir. Après, on triche pas. On charbonne derrière, et nous on sait que le travail qu’on va faire avec tel ou tel artiste, il va faire du bien, tu comprends. Le travail il est fait, il est clair, et à la fin, on va dans leur sens. Politiquement, eux ce qu’ils veulent, c’est qu’on sorte cinq, six jeunes du squat d’en bas qui fument du shit, ou qu’on sorte cinq, six jeunes d’une idéologie bizarre. Et à côté de ça, ça crée de l’émulation. J’ai une grosse partie artistique, et une partie administrative aussi. J’envoie des photos, j’envoie des sons… Faire un clip, c’est aussi apporter une preuve du travail effectué. Et eux, au moins ils ont du concret dans les mains.

 

« Tu veux parler de Charlie ? Viens on va en discuter, mais si t’as pas d’avis on parle pas de ça »

 

Mais là justement, est-ce que tu fais attention au contenu que t’envoies, aux textes ?

Non franchement, je fais pas ça. Je m’en occupe pas. Je le fais avec mon cœur. Si y’a un moment, un mec me dit qu’il aime bien aller en profondeur dans ces textes, parler d’un truc spécial… Tu veux parler de Charlie ? Viens on va en parler, mais si t’as pas d’avis on parle pas de ça. Pour moi, quand un jeune il va écrire un texte, il faut qu’il maîtrise au moins 80% du sujet sur lequel il veut rapper.

Par exemple, si le mec voulait faire un morceau « Je ne suis pas Charlie », est-ce que tu l’enverrais ?

Non. Tu veux qu’on aille en prison ou quoi ?! C’est trop chaud là, même dans les médias, ils vont te demander si tu es charlie ou tu es pas charlie. Non, là tu peux pas. On est dans la pire histoire de la liberté d’expression en France, c’est pas le moment. Je me suis posé la question, et je veux pas. Là, dans les ateliers, tous les jours, ça commence à en parler. Ils parlent de ça, je leur dis de parler musique. Franchement, ça fait 15 ans que je fais ça et c’est la première fois que je me suis imposé une restriction comme ça, sur un thème.

 

« C’est la première fois que je me suis imposé une restriction comme ça, sur un thème »

 

Le 11 septembre, j’pense que ça a été un délire un peu pareil…

Avec les directeurs de l’asso, les mecs de Boss phobie, on en a parlé de ça. Eux, ils étaient en plein dedans. Ils ont sorti un album en 2000, ils tournaient beaucoup, ils faisaient plein de concerts. Et ils m’ont toujours dit, y’a eu un avant et un après. Ils travaillaient avec beaucoup d’instruments orientaux, des Ouds, tout ça, ils rentraient sur scène avec des Djellabas. Avant le 11 septembre, ils pouvaient. Après, ils pouvaient plus. Et pourtant, ils n’ont rien changé à leur façon de travailler.

C’est pour ça que vous avez décidé d’organiser le festival Arabesques, un peu.

Art’abasque après, je m’en suis pas trop occupé. Ce festival, c’est plus pour le côté rassemblement. Tu vas voir des femmes voilées à côté de femmes âgées. Des arabes et des françaises qui sont assises à côté. Les gens, ils dansent ensemble, t’as l’impression d’être dans un autre monde, « Alice au pays des merveilles », tu comprends plus. Art’abesque, c’est beau, on est pas dans le côté revendication, confrontation. Là, c’est vraiment les darons, c’est classe.

 

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