« CE SONT SIMPLEMENT DES ŒUVRES QUI MÉRITENT LE PATRIMOINE AU TITRE DE CE QU’ELLES SONT »

Félix Jousserand, auteur de « Rhapsodes : Anthologie du rap français », Part. I

Huit ans après la sortie de son anthologie du slam, Félix Jousserand nous en livre une nouvelle, cette fois-ci dédiée au rap français. 25 années de « Rhapsodes » qui s’étalent de 1990 à 2015. Des X-Men à Nemir, en passant par Démocrates D et Seth Gueko. Entretien prise de textes avec celui à qui il est aussi arrivé de prendre le mic, histoire de sortir quelques skeuds. Premier acte.

 

Union Urbaine : La première fois que l’on s’est rencontré, tu nous avais conseillé un documentaire, « 93 la belle rebelle ». Dans le documentaire, il est souligné la difficulté dans le 93 de « faire patrimoine ». C’est ce que tu cherches à faire avec ce livre, même si l’on s’éloigne a priori un peu du 93 ?

Félix Jousserand : En fait, quand ce livre est sorti, je me suis promené dans les librairies, pour voir un petit peu comment il était mis en place. Et j’ai constaté que dans la plupart des librairies, je me retrouvais face à des tables consacrées aux arts urbains, hip hop et autres… On se demande un peu à quoi ça fait référence mais bref, vous voyez très bien ce que je veux dire. Et donc, je vois notre bouquin au milieu de plusieurs dizaines d’autres livres sortis ces dernières années sur la question. Donc je feuillette, je tombe sur des choses parfois intéressantes, parfois moins intéressantes, peu importe. Je vois qu’il y a une scène éditoriale qui est consacrée à ça. Mais en même temps, à mesure que je feuillette ces livres, et j’ai du mal à dire pourquoi, j’ai une sorte de petit goût désagréable dans la bouche. En sortant de la librairie, j’ai compris d’où me venait ce goût amer. J’ai compris, a posteriori, que tous les livres dont je parle, qui font l’actualité éditoriale urbaine, ne sont que des ouvrages de commentaires. Ce sont des ouvrages qui vont aller chercher dans telle chanson un extrait pour l’analyser. Disons que le lexicologue, lui, il va faire une étude sur le vocabulaire du rap. Celui qui s’intéresse à la poésie, il va te faire un traité de métrique en allant chercher dans tous les textes, en te montrant rimes croisées, alexandrins… Le sociologue va te faire une étude comparée de l’évolution de l’image des banlieues en 25 ans de rap français… vous avez compris le principe. Ce que je me suis dit, par rapport à la question du patrimoine, c’est qu’on est les seuls à assumer cela, de ne pas prendre cela à la blague et de ne pas reléguer, finalement, le rap comme un sujet d’étude, pour des élites qui, tu vois, s’astiquent un peu le téton. Et en fait, j’en suis ressorti très fier, d’avoir publié ce livre ou il n’y a pas de note de bas de page, pas de commentaire sur les textes, pas de ceci, pas de cela. Ce sont simplement des œuvres qui méritent le patrimoine au titre de ce qu’elles sont et non au titre du commentaire qu’on va pouvoir faire à leur sujet.

 

« On est les seuls à assumer cela, de ne pas prendre cela à la blague et de ne pas reléguer, finalement, le rap comme un sujet d’étude, pour des élites qui, tu vois, s’astiquent un peu le téton »

 

Oui, on voit que le prérequis pris est celui de livrer les textes de la manière la plus brute possible, sans explication de texte. Est-ce que tu es parti du principe que le lecteur connaît le sujet ?

C’est ça. Le meilleur exemple, c’est la discussion qu’on a eue tout au début du projet, sur la question du glossaire. Est-ce qu’on fait un glossaire à la fin ou pas ? Avec tous les mots en reubeu, tous les mots en créole, en verlan, en argot… On s’est posé la question et très rapidement, on s’est dit que finalement, c’était vulgaire de faire ça. Cette question, on l’a très vite évacuée précisément parce que cela n’a aucun intérêt. Un auteur comme Aristide Bruant, qui appartient maintenant au patrimoine de la chanson, si tu vas chercher un recueil de ses textes, effectivement, il y a la moitié de l’argot qui n’est plus pratiqué aujourd’hui, et pourtant il n’y a pas de glossaire. On considère que cela appartient à l’histoire.

Sur ce point-là effectivement, le livre est cohérent. Et justement, pour qui tu penses qu’est fait ton livre ?

J’ai plutôt visé les néophytes avec une velléité (il réfléchit)… Je ne veux pas prononcer certains mots (rires)… mais propédeutique, pour vraiment aller au bout de la démarche. Voilà ok, une volonté propédeutique, c’est-à-dire de montrer par l’exemple, en surprenant, en démontrant la puissance littéraire de certains passages. Mais en même temps, mes références à moi, elles sont plutôt marginales, plutôt underground. Ce que j’aime bien, ce n’est, a priori, pas grand public. Donc d’un côté, je me suis fait violence en allant chercher parmi des gens qui étaient beaucoup plus mainstream que ce que je pourrais apprécier naturellement, ce qui pouvait être intéressant, en tout cas ce qui avait fait date par rapport à l’histoire du rap. Mais d’un autre côté, j’ai quand même dans un coin de la tête mes références à moi et l’exigence qui en découle, et donc la nécessité de faire en sorte que quand la Scred Connexion, Seth Gueko, Singe des Rues, reçoivent le bouquin, bah ils se disent : « C’est classe. »

Singe des Rues, on ne connaissait pas.

Oui, Singe des Rues, disons… C’est une liberté que je me suis permise, parce qu’au bout d’un moment, j’en pouvais plus d’écouter des morceaux de gens qu’objectivement, je n’avais jamais écouté de ma vie. Mais que je considérais, par contre, comme historiquement important. Donc je me suis dit au bout d’un moment : « Fais-toi un peu plaisir. »

 

 

« Je pense que si cent mecs comme moi produisaient exactement le même travail, on aurait cent versions différentes »

 

Tu as l’air d’affirmer dans la préface que le texte, à la différence du son et de la voix, est sans artifice. Parce que les voix, on les modifie, on y met des effets…

Ah si bien sur, il n’y a que des artifices. Tous les textes, je les ai ajustés et je les ai passés à la moulinette selon mon bon vouloir. En ce qui concerne tout le travail éditorial, typographique, mise en page et travail graphique sur le texte, je me suis autorisé une licence à cent pour cent. J’ai manipulé les textes comme je pensais qu’ils devaient être montrés. Donc je suis allé hyper loin dans la modification, j’ai assumé de modifier des passages, mais je les ai modifiés par rapport à ce que je pensais être correct, crédible et lisible par rapport aux œuvres originales. Mais effectivement, si on part de cette question-là, c’est de toute façon insatisfaisant. Je pense que si cent mecs comme moi produisaient exactement le même travail, on aurait cent versions différentes. Cent lectures différentes. Simplement voilà, il se trouve que j’ai eu l’opportunité de faire ce livre, et donc j’ai assumé de le faire en tant qu’anthologiste, donc j’ai pris mes responsabilités. En l’occurrence, les livres ont été envoyés aux artistes et je n’ai pas eu de retours d’insatisfaction par rapport au travail qui a été fait. Et je pense que j’ai suffisamment d’expérience sur ces questions-là, pour mettre en valeur et magnifier les textes, plutôt que de les nuire. Je ne suis pas suspect d’altération par rapport au texte. Si je modifie les choses, c’est parce que je pense que le papier n’est pas une galette.

Oui, on remarque en lisant certains textes que tu t’es permis quelques ajustements, ça permet de s’apercevoir des morceaux que tu as plus ou moins écouté personnellement.

Tu sais, j’ai pris un exemple très simple, j’ai pris ma vielle mère qui est sémillante intellectuellement, elle a 75 ans. Qu’est ce qu’elle va prendre du bouquin ? La décision d’assumer de ne pas mettre de glossaire, tout ça, je l’ai prise aussi en pensant à elle. Je me suis dit qu’il fallait que le livre, même pour elle, soit… je ne vais pas dire compréhensible, parce qu’il y a des mystères aussi, il y a tout ça, mais simplement, qu’elle puisse suivre un texte du début à la fin. Et donc à partir de ce critère-là, j’ai fait des choix.

 

« On pourrait écrire un second bouquin qui comprendrait seulement l’élite du rap en 2016, très bien, mais qu’est ce qu’il restera de ça dans 10, 15 ans ? »

 

Comme artiste contemporain il y a Ichon, Booba… Tu t’es arrêté à une date exacte ?

Alors, premier texte, c’est 1990, dernier texte, 2015. Mes 25 ans, je les ai. Après, il ne s’agit pas de mentir. Il y a des gens qui font des dizaines de milliers de vues sur Youtube, aujourd’hui, tous les mois. J’en parle dans la préface, on pourrait écrire un second bouquin qui comprendrait seulement l’élite du rap en 2016, très bien, mais qu’est ce qu’il restera de ça dans 10, 15 ans ? Moi, je ne sais pas. J’ai évidemment privilégié ce qui est digéré, ce qui appartient d’ores et déjà à l’histoire de l’art. Et avec quelques textes plus récents dont j’estime, mais là c’est absolument subjectif, qu’ils ont quelques chances, et même s’ils sont minoritaires aujourd’hui. C’est le cas de Singe des Rues, ce sont des gens qui n’arrêteront jamais de travailler. Ils ont beau être totalement inconnus aujourd’hui, l’histoire est longue, une vie d’artiste c’est très long, ça dure 10 ans, 20 ans, 30 ans. Qu’est ce qu’il restera de PNL dans 30 ans ? Et par exemple, Singe des Rues, je pense que dans 30 ans, ils feront encore leurs trucs, à leur sauce, et ils seront encore là. Alors que PNL, je ne sais pas.

 

 

 

Tu penses que ce serait plus difficile de trouver des textes entre 2010 et 2015 ?

Ce serait génial ! J’adorerais avoir ça comme commande ! Ok, contrainte : on fait que ces 5 dernières années ? J’adorerais. Parce qu’il y a une profusion. Mais par contre pour un éditeur, ce serait beaucoup plus compliqué, parce qu’il faudrait dès le départ lui dire : « Oui mais, pour faire un bon livre, on va faire figurer des gens qui sont hyper marginaux, ou qui appartiennent à un sous-genre très particulier, qui sont inconnus du grand public. » J’adorerais faire ça.

Ce serait plus compliqué d’aller chercher ou trouver des artistes sachant que l’espace est monopolisé par quelques têtes d’affiches, les Jul, les PNL ?

Cela pose la question des géants du web, qui nous ont vendu à la fin des années 90 des paroles du genre : « Dédié à la proximité de l’artiste avec son public, on n’en a plus rien à foutre des maisons de skeuds et tout ça. » Le résultat, c’est quoi ? C’est qu’en fait, à l’époque il y avait dix ou vingt artistes qui avaient droit de cité dans de bonnes conditions et qu’aujourd’hui, il y en a deux ou trois. Voilà la réalité. Donc effectivement, aujourd’hui si tu veux rendre compte de l’intelligence du rap français, si on devait faire un livre 2010-2015, il faudrait faire un travail d’archiviste, aller passer des heures et des heures sur le web et aller pécho des gens hyper talentueux, totalement invisible à la surface de l’eau. Alors voilà, le connaisseur ira chercher, mais qui d’autre ?

Dans la préface tu dis : « Les années diront lesquels d’entre eux mériteront de devenir des références… »

Je me suis senti responsable. J’ai été obligé de considérer historiquement des gens qui ont marqué certaines époques par, entre autres, des ventes massives, mais aussi parce qu’ils avaient su saisir quelque chose du temps présent dans leurs œuvres et que ces gens ne faisaient, a priori pour moi, pas partie de ma discothèque. Parce qu’effectivement, ils avaient une importance historique, et d’ailleurs ça m’a plutôt réservé des bonnes surprises. Mais en même temps, tu constateras aussi qu’il y en a des dizaines d’autres que je n’ai pas mises. Ok, j’en ai choisi certains et discriminé d’autres.

Avec ton livre, on a eu l’occasion de retomber sur des artistes et des textes qu’on avait un peu oubliés, les esthétiques des clips aussi sont très intéressantes à analyser…

Vous êtes allés voir le clip du Crime ?

 

 

Oui justement, on pensait justement à Démocrates D ! Ce clip aurait sa place en 2016, c’est la sensation qu’on a eue.

Le clip, c’est un mec du Palace, de la bonne société parisienne de l’époque qui l’avait réalisé. C’est inimaginable aujourd’hui, mais en même temps, c’est très classieux. Il y a un petit côté vintage.

 

« Me replonger à l’intérieur, cela m’a fait valider l’importance historique de certains de ces artistes »

 

Tu décides de classer les textes par thématiques et univers, très bonne idée. Et justement, est-ce qu’à côté du titre ou du nom de l’artiste, l’année de sortie n’aurait pas été pertinente ? Pour se rendre compte de la manière dont on parlait du crime au fil des années dans le rap, par exemple.

J’vais répondre très simplement à cette question. Jusqu’à la dernière ligne droite, les dates étaient accolées à coté des textes. Et au dernier moment, je me suis retourné dans mon lit une nuit, il y avait quelque chose qui me chagrinait, et j’ai souhaité qu’on les supprime. Je trouvais que c’était plus épais sans ces dates. Cela permettait à chacun de repérer, de voir et d’identifier les esthétiques, mais il y avait quelque chose qui me gênait. Parce qu’effectivement, elles donnaient des surreprésentations de certains moments ou certains autres moments. Alors que si tu ne le sais pas… N’oublie pas que j’ai fait ce livre en pensant aux néophytes, celui qui ne connaît pas tout le répertoire que nous, on connaît par cœur. Je me suis dit : « Comment lui va percevoir cela. » Et pour aller plus loin sur cette question, c’est passionnant de faire des anthologies parce que chaque détail éditorial comme celui évoqué à sa place. Pourquoi ne pas mettre le nom de l’auteur en dessous, par exemple, ou faire une table au début ou à la fin. Tout doit être questionné. Et voilà, on a fait des choix, il y en a d’autres qu’on a marginalisés. Mais si tu veux, c’est infini. J’adore me plonger dans des travaux éditoriaux, parce que chaque question génère un débat. Les thématiques, c’est moi qui suis arrivé là-dessus parce que ça m’intéressait et que je les trouvais limpide. Je ne sais pas si ça a fonctionné pour les lecteurs, mais ce système de rubrique pour moi, il était vraiment limpide. À un moment donné, l’éditrice disait : « On fait un livre simple, sans rubrique, historique. » Moi, ça ne me satisfaisait pas intellectuellement, d’une part parce que je pense qu’il y avait un peu plus à raconter, et aussi d’un point de vue éditorial. Encore une fois, je parle en pensant aux néophytes. Moi, j’suis un peu de l’ancienne école, donc si je fais un bouquin, ce qui m’intéresse, c’est que la personne qui va se le procurer puisse le lire avec un peu de dynamique, de punch. Même si c’est une anthologie, je me pose cette question-là, comment je renouvelle l’attention. Et faire un long serpent historique quand t’en es au quinzième texte des années 90, t’en peux plus ! Alors que le fait d’avoir un peu chapitré, tu changes plus rapidement d’époque.

C’est vrai que ça pousse le lecteur à se poser la question de l’année, à se remémorer les courants…

Et très honnêtement, même si évidemment, on connaît par cœur les grands anciens, on a été nourri de ça… Mais me replonger à l’intérieur, cela m’a fait valider l’importance historique de certains de ces artistes. C’est vrai qu’il y a des sons que je n’avais pas réécoutés depuis dix ou quinze ans. Mais les réécouter d’une part et les mettre ensuite à plat sur un papier et voir ce que ça donnait en tant que lecteur… Il y a certains textes, et on a beau les connaître, que j’ai franchement applaudi des deux mains. En me disant : « Ces mecs on fait des grandes choses. » Ménage à 3, tu vois ? Totalement oublié de l’histoire, il y a des images !

 

 

Oui, ça fait plaisir de réentendre monsieur R.

Sinik par exemple, jamais de ma vie j’avais écouté Sinik ! Mais je suis allé m’y plonger, parce qu’il fallait que je vois avant de trancher. Franchement, j’ai été bluffé.

 

 

Lire la deuxième partie