« LES ÉLITES FRANÇAISES ONT UN RAPPORT ULTRA PERVERS AVEC LE RAP FRANÇAIS »

Félix Jousserand, auteur de « Rhapsodes : Anthologie du rap français », Part. II

Huit ans après la sortie de son anthologie du slam, Félix Jousserand nous en livre une nouvelle, cette fois-ci dédiée au rap français. 25 années de « Rhapsodes » qui s’étalent de 1990 à 2015. Des X-Men à Nemir, en passant par Démocrates D et Seth Gueko. Entretien prise de textes avec celui à qui il est aussi arrivé de prendre le mic, histoire de sortir quelques skeuds. Dernière partie (relire la première partie).

 

Union Urbaine : Quand on relit les textes, souvent, on se rend compte qu’au niveau des interrogations, des problématiques ou des problèmes de société soulevés, rien n’a trop changé…

Félix Jousserand : J’ai été cette après-midi à Nîmes, qui est ma ville d’adolescence. J’ai traversé la Zup Nord où j’y ai passé mes jeunes années. Et je vois « le PRU (Projet de Rénovation Urbaine) est enfin arrivé à la Zup Nord » et donc on repeint les fenêtres. C’est une des cités les plus crassec de France, cela fait 30 ans que les gens vivent dans une sorte de semi-bidonville et les pouvoirs publics ont enfin signé leur convention PRU et font un peu de la rénovation. Là-dessus soyons clair, politiquement, le fait de se replonger en arrière, c’est un aveu d’échec qui donne des frissons. On aurait dû l’envoyer à l’Assemblée nationale, aux députés, pour qu’ils voient un peu.

C’est intéressant de se rendre compte qu’il y a des mecs en 1995 qui disent une chose et 25 ans plus tard, la même chose…

Le problème c’est que les mecs, les énarques par exemple, ils s’en gaussent de ça, c’est leur plaisir vicieux. C’est comme aller aux putes, tu vois ? En marge de sa femme. Les élites françaises ont un rapport ultra pervers avec le rap français. L’ancien auteur de Hollande, c’est un mec qui a écrit un essai –c’est un énarque– sur le rap français, qui adore ! Quand il rentre chez lui, c’est son dada. Le mec mais c’est l’auteur de François Hollande ! Ils sont dans une sorte de dialectique, mais immonde ! En fait ils adorent le rap, parce qu’effectivement c’est la réalité, c’est l’excellence du verbe, mais dans le même temps, il est incapable d’emmener le texte imprimé et de dire au Président : « Regarde ce qu’il y a marqué dans le texte, peut-être qu’on pourrait faire quelque chose. » Putain c’est fou ! C’est le genre : « J’adore ce qui est crasseux, j’adore ce qui est histoire de grosse bagnoles et de putes. » Mais vraiment c’est des rapports… C’est comme les mecs qui vont tringler au bois d’Bou alors qu’ils sont là, encravatés, avec leur femme catholique et leurs trois enfants. C’est la même chose ! Il y a une sorte de plaisir pervers des élites françaises vis-à-vis du rap qui est très singulier.

 

« Cela fait 30 ans que les gens vivent dans une sorte de semi-bidonville et les pouvoirs publics ont enfin signé leur convention PRU »

 

On avait dit qu’on ne s’amuserait pas à recenser tous les morceaux qui auraient pu en être, mais dans ta rubrique chronique et politique, Tandem avec « Vécu de poissard » aurait pu avoir sa place…

Ils ont échappé à mon radar. Effectivement, je suis allé écouter deux, trois morceaux, mais ils ont échappé à mon radar, tellement ils n’étaient pas dans la bonne case dans ma tête. Mais bon encore une fois, il y a trop peu de pages pour…

Oui bien sur. Ça t’as pris combien de temps pour tout écouter ?

La première phase, qui a été de me replonger, pour être honnête et historique par rapport au rap français (il réfléchit)… J’ai passé deux mois, où tous les matins, c’était un été, je me levais à l’aube, et de 6 heures à 10 heures, je n’ai fait qu’écouter des chansons. Mais c’était intéressant.

Il y a un chapitre intitulé freestyle. C’est quoi ta définition du freestyle ?

C’est le style libre. Si possible avec des thématiques qui sont marginales ou souvent peu abordées. Donc c’est soit la thématique qui est étrange, soit l’axe, pour rentrer dans une thématique plus habituelle, mais avec un axe très audacieux. Par exemple j’ai mis Diam’s et c’est excellent. Elle fait une sorte de mise en abîme d’elle-même. Elle se met en jeu, c’est une forme libre.

 

 

Dans mon acceptation, le freestyle c’est, et c’est là où c’est compliqué de le retranscrire sur papier, forcément oral, par exemple un one shot filmé par caméra…

Il y a une note de bas de page dans la préface où je mentionne ce fait, et c’est très important de rappeler ça : l’histoire discographique du rap français est liée, comme toutes les traditions orales à un passage… (Il coupe) Il ne faut pas oublier que l’histoire du rap français ne commence pas du tout en 1990 ! L’histoire du rap français, elle commence en 1980, il y a déjà des aller-retours avec les États-Unis. Mais on est à la lettre dans une transmission orale, c’est-à-dire que le rap existe à la télévision et à la radio dans des formats qui ne sont pas pressés donc qui sont, d’une certaine façon, des formats de freestyle. Les Deenastyle sur Radio Nova, qui ont formé une génération, répondaient à ces critères. Donc effectivement, le freestyle, c’est un art de l’instant, mais par ailleurs, il se trouve que ma modeste expérience des scènes de direct m’a démontré que les authentiques freestylers ne sont qu’une minorité. Il y en a un sur cent. La plupart utilise des banques de phases qu’ils ont dans la tête, encore une fois dans la pure tradition orale d’agencement, de couture. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai appelé ce livre « Rhapsodes ». On a des piécettes éparses en tête, des fragments, et on les agence différemment selon le moment. Mais si on parle vraiment de rectitude, de ce qu’est le freestyle, eux, ce ne sont pas des vrais freestylers. Dans l’exigence la plus absolue. Et j’en ai vu, des mecs qui posent derrière un micro, soit disant en improvisant. Et parmi tous ces milliers, trois fois dans ma vie, trois fois seulement, j’ai vu des mecs capables de produire une idée, une rime, une blague éventuellement, et en plus quelque chose en rapport avec ce qui est en train de se passer dans la salle. C’est à cela que tu reconnais un authentique freestyler.

Dans ces textes, j’imagine qu’il y en a certains que tu trouves hardcore. Comment tu fais le lien, avec le hardcore d’aujourd’hui ?

Pour moi, le hardcore, ce n’est pas une notion qui existe. Cela ne veut rien dire. Tu sais, la première fois de ma vie que je suis monté sur une scène, quand je suis descendu, deux personnes sont venues me pécho à la sortie. La première, c’était une fille qui m’a sauté dessus en hurlant, en me disant : « Ouais c’est dégueulasse les mecs comme toi, t’as 50 fois plus de vocabulaire, t’es hyper à l’aise, ça me dégoûte, t’es qu’un intello. » Et le mec qui m’a pécho juste après, c’était un petit renoi du 20e : « Mec tu m’as défoncé la tête, c’était sale, j’avais rien entendu d’aussi hardcore (rires). » Et pourtant pour l’autre, j’étais le petit intello qui manipulait du vocabulaire. Voilà. Le hardcore maintenant, c’est du hardcore pour les petits enfants. Lis un bouquin de Charles Bukowski, lis un livre de William Faulkner, lis un livre de Jean Genet où t’as des taulards qui s’enculent en taule. Tu veux du hardcore !

 

« Il ne faut pas oublier que l’histoire du rap français ne commence pas du tout en 1990 »

 

Tu disais que tu avais fait des scènes, en slam du coup ?

Ouais je suis carrément issu de la scène slam, j’en ai été un des activistes les plus acharnés. En tout cas ce qui est sur, c’est que moi, ma formation, c’est la littérature orale. Les années ont passé, le slam est devenu ce qu’il est devenu, peu importe, mais la littérature orale a toujours existé et existera toujours. On vit dans un pays qui a un rapport hyper foireux et irrésolu avec ces questions-là. Il se trouve qu’au 17e siècle, l’aristocratie française, sous la houlette du Cardinal de Richelieu, a pris la décision de fabriquer une langue pour la haute société française, pour l’aristocratie, qui est devenu la fameuse langue du Grand Siècle, Racine, Corneille, etc. L’Académie française est fondée en 1650, la Comédie française est fondée dans la foulée, et on fait appel à un grammairien qui s’appelle Malherbe, qui a fabriqué la langue qu’on a, nous aussi, appris à l’école de la République. Qui est cette langue si pompeuse, si complexe, si artificielle et qui la distingue de la plupart des autres langues du monde par son niveau d’élaboration. Et on adore et en même temps on déteste, parce que dès le départ, cette langue a été construite sur une opposition entre la bonne société et la langue que parlaient les gens au quotidien. Dans les régions, les parlers régionaux, les Occitans, les Alsaciens, Bretons, etc. Et donc réfléchir sur la question d’une littérature populaire, c’est aussi une injection à se projeter à nouveau dans le temps, et de se rappeler de cette forme de génocide culturel qui a eu lieu pendant quatre siècles en France au nom, en gros, d’à peu près 20 000 personnes qui constituaient la cour versaillaise à l’époque. La quintessence de la langue française, il ne faut pas oublier qu’elle s’est construite comme une négation totale de la réalité, de la langue vivante. Et ces langues vivantes produisaient leurs propres œuvres, il y avait des œuvres, des grands récits. Et tout cela a été complètement écrasé par une sorte de super structure imposée du haut vers le bas. Et donc s’intéresser à la littérature orale, c’est se rappeler de cette histoire bien plus longue que celle de la haute langue française. Une histoire bien plus ancienne, et qui continuera toujours. Qui est la littérature qui intéresse les gens.

Tu penses que l’esthétique qui correspond le plus à la manière dont les gens parlent, du moins en France, c’est le rap ? Puisque tu parles de littérature orale.

Je ne sais pas, mais par exemple… J’ai beaucoup de lien avec la scène de la poésie contemporaine, je suis très lié avec cette scène, mais… les poètes ils sont là ! On dit : « La poésie, ça n’intéresse plus personne, ça fait chier tout le monde. » Mais non, ce n’est pas vrai, la poésie n’a jamais été aussi présente qu’en ce moment. Mais simplement, ça s’appelle du rap.