« ON NE PEUT PAS DISSOCIER LE POLITIQUE DU CULTUREL »

Marie, Marion et Mylène, membres de l’association Mental Trancefuzion

Ce vendredi 19 mai, Mental Trancefuzion organise sa deuxième soirée Chicks’N’Rap au Black Out. Derrière ces événements au thème équivoque, trois filles qui défendent la place des femmes au sein des cultures urbaines et, par conséquent, de la société en général.

 

Union Urbaine : Puisqu’on a l’occasion de vous voir toutes les trois, est-ce que vous pourriez nous donner une idée de ce que représente votre association, Mental Trancefuzion ?

Mylène : Mental Trancefuzion, c’est le nom de l’asso. À la base, on était dans le milieu techno et on a rapidement eu envie d’organiser nos soirées à nous. On a commencé par faire des grosses soirées dans des hangars, près d’Arles. Mais du coup, le nom de l’asso maintenant, on regrette un peu, parce qu’on s’oriente plus vers les cultures urbaines. Sinon, l’asso existe depuis 2013, et à la base le but c’était vraiment de faire connaitre les meufs djettes dans le milieu de la techno, comme maintenant dans le milieu du rap. Les meufs, elles sont pas assez mises en avant. Donc voilà, c’est ça l’optique de base.

Marie : Il faut savoir qu’on a choisi de faire ça, mais on n’est que trois. C’était un choix, on fonctionne comme un collectif et pour prendre les décisions, c’était plus simple pour nous. Moi, depuis que j’ai 13 ans, je fais du skate. C’est pas seulement qu’on aime les cultures urbaines. On est dedans. Mylène elle fait du son, elle fait de la musique techno, Marion elle fait sa formation dans les techniques du son, donc du coup ça nous apporte beaucoup pour nos projets. Et puis, pareil, au niveau du rap, ça fait longtemps que toutes les trois on en écoute beaucoup. Personnellement, c’est le lien entre le skate, le hip hop, c’est la rue, les cultures populaires. Donc il y a un lien, clairement, qui peut être fait politiquement aussi. Et du coup le rap, ça fait pas longtemps qu’on a commencé, on a fait une première soirée Chicks’N’Rap en Février…

À Montpellier ?

Marion : Oui. On devait le faire au Royal Occupé à la base, mais ça c’est pas fait. On l’a fait dans un petit bar à coté. Et l’idée de nos soirées rap c’est, déjà, que ce soit que des filles. On cherche des rappeuses, c’est un milieu ou les hommes sont plus visibles. Comme dans le skate, en fait. Toutes les cultures urbaines, tous les milieux du son, c’est pareil.

Mylène : Puis on essaie aussi de ne pas faire que des concerts. La dernière fois, par exemple, on avait projeté le film « Brooklyn ».

 

 

Vos moyens d’action s’opèrent-ils uniquement par le biais artistique évènementiel ?

Marie : Nous notre sens, c’est vraiment quelque chose de politique à la base, c’est pas seulement l’événementiel.

Marion : C’est les deux en fait ! On ne peut pas dissocier le politique du culturel. Si on le fait toutes les trois, c’est aussi parce que… On sait ce qu’on veut. À la base, on avait un collectif féministe avec d’autres filles, et du coup c’est aussi parti un peu de là. Toutes les trois, on s’est dit : « On veut monter quelque chose, pour exister ailleurs qu’au sein des luttes. »

C’était quoi le collectif ?

Marion : Les Tricoteuses en Furie. Et du coup, on était beaucoup sur les luttes à Montpellier quand on est arrivé. Pour plein de raisons, ce milieu nous a un peu fatiguées. Et comme on n’avait pas mal de passions qui comprennent toutes des dimensions politiques, on a choisi d’allier les deux. On s’est dit que la lutte, on pouvait aussi la faire d’une manière politique en faisant des choses comme des soirées, des événements, des choses qui relient un peu les deux.

Ces deux collectifs ont été crées à Montpellier ?

Marion : Oui, à Montpellier. Mais nous, on se connaissait un peu avant, on s’était vues sur Lyon notamment.

 

« En France, dès que tu fais des choses, que tu te revendiques un peu féministe, que t’essayes de faire des trucs avec des artistes féminines… »

 

Et vous avez trouvé qu’ici, sur Montpellier, il y avait une effervescence associative, militante ?

Marie : Le truc c’est qu’ici à notre arrivée, avec notre collectif, on a essayé d’impulser un mouvement avec ces collectifs ou associations qu’on appelle «  antifascistes ». Et on s’est retrouvées confrontées à un milieu qui se disait militant mais qui ne nous convenait pas du tout. On a essayé d’amener une critique, en tant que filles, pas forcément frontalement féministe, mais quand même d’essayer de faire bouger les choses à ce niveau-là. Et surtout aussi, même si on n’est pas forcément directement concernées par ces questions-là, un petit peu contre l’impérialisme, le colonialisme, et l’antiracisme. Et cela n’a pas forcément… On a fait beaucoup de choses à Montpellier, on a distribué des tracts, on s’est investies contre la Manif pour tous, et on n’était pas du tout suivies par le milieu dit militant. Et on s’en est un peu éloignées parce que cela devenait compliqué, et c’est aussi pour cela qu’on a choisi de créer une nouvelle association, Mental Trancefuzion.

Pour cette deuxième soirée, il y aura la projection d’un film sur le skateboard féminin ?

Mylène : Ouais, « Quit your day job », réalisé par Erik Sandoval et Monique O’Toole. C’est un petit docu sur pas mal de skateuses aux États-Unis et notamment Vanessa Torres, c’est assez récent.

 

 

Marie : Il est sorti il y a un an. Il y avait déjà quelques vidéos qui avaient été faites dans les dix dernières années sur des filles skateuses. Il faut savoir que quand on parle du skate, on voit encore moins les skateuses que dans d’autres disciplines, comme par exemple le foot. Il y en a, mais elles ne sont pas visibles. Cette vidéo, elle est toute nouvelle, c’est un crew de skateuses professionnelles aux États-Unis. En parlant de ça, en France, il y a une grosse lacune tant au niveau du hip hop que du skate dans les collectifs de fille. Alors qu’en Espagne, au Guatemala, on connait pas mal de rappeuses qui font du skate, ça bouge beaucoup.

Marion : C’est beaucoup plus ouvert ailleurs. En France, il y a beaucoup trop de barrières. Et même dans l’ambiance qui y règne, entre les filles, c’est différent. Alors que dans d’autres pays, ça bouge plus, les filles et LGBTQI ont plus de possibilités de s’organiser entre elles, c’est moins mal perçu. Ici, dès que tu fais des choses, que tu te revendiques un peu féministe, que t’essayes de faire des trucs avec des artistes féminines, on te crache dessus.

Mylène : Alors qu’ailleurs, il y a beaucoup plus d’autonomie dans les luttes, au sens large. C’est ce qu’on a constaté, on a toutes pas mal voyagé. Il y a une spontanéité qu’on ne retrouve pas forcément en France.

Comment vous ressentez et jaugez l’accueil du public ? J’imagine que c’est un critère que vous devez prendre en compte.

Mylène : Moi après, c’est mon ressenti, je ne sais pas vous, mais quand on passe des meufs lors des soirées techno, je trouve que c’est pas du tout la même réception. J’ai l’impression que dans la techno, ils s’en foutent un peu de l’aspect « féministe ». Tandis que dans les soirées hip hop, il y a un peu plus de rejet. J’ai l’impression.

Marion : Pour notre première soirée, pas mal de mecs étaient là, et ils étaient un peu choqués, ils sont vite partis. Et d’un autre côté, t’avais beaucoup de meufs qui étaient contentes. Il y a un clivage.

Marie : C’est la première fois qu’on va faire une projection qui porte sur le skate féminin en première partie d’un concert. J’ai hâte de savoir s’il y aura des skateurs et des skateuses. On a fait pas mal de communication pour cette soirée rap et skate, notamment à travers la scène skate et hip-hop à Montpellier. Mais en général, dans les contests, c’est que du skate de mecs, et quand il y a des filles qui skatent, il y a moins de skateurs qui regardent. Quand ce sont des vidéos de skateuses, ils vont plus jeter un coup d’œil en mode : « Ce sont des filles ? Des garçons ? C’est quoi ce truc ? » Ou alors avoir des réflexions sexistes, sur le physique des filles. Donc on a hâte de voir le public qu’on va toucher, s’il va y avoir des filles… Normalement il y en a un peu, mais est ce qu’elles vont venir…

Marion : C’est vrai qu’on ne sait pas du tout à quoi s’attendre.

 

« Je suis contre les gens qui disent : « Le rap c’est sexiste ». Non, c’est partout. La société est elle-même raciste, sexiste et patriarcale »

 

Est-ce que vous pensez que la crédibilité esthétique, dans le milieu hip hop, passe par le fait d’être un homme ?

Marion : La fille, dans le hip hop, elle va déjà être jugée plus sévèrement.

Mylène : Quand t’es djette déjà, c’est pas pareil, parce que… t’es moins visible sur le devant de la scène.

Marion : C’est surtout que tu n’exprimes pas la même chose, quand tu fais du rap c’est un texte, c’est tes paroles, et parfois tu revendiques des choses. Et des paroles féministes, c’est quelque chose qui dérange énormément. Alors que c’est vrai que dans la scène techno, bon, tu fais ton set…

Marie : Mais il y a quand même une certaine vision, dans la scène techno comme dans tout le milieu de la musique. Les filles sont jugées avant tout sur le physique. C’est-à-dire qu’on ne va pas forcément regarder sa technique, mais on va tout de suite juger si physiquement, et c’est dans tous les milieux de la musique, même du skate, même dans le foot maintenant… on va dire que par exemple que si on a les cheveux rasés ou autre, on va pas forcément rentrer dans les normes qu’on attend de nous… Il y existe quand même des critères qu’il faut respecter pour pouvoir monter, que ce soit dans la musique, dans le hip hop, la techno et le skate, et tous ces milieux-là où le physique passe avant la performance.

Mylène : Puis il y a aussi le fait que dans la techno, les gens viennent plus pour le son, faire la fête, c’est pas comme quand tu vas à un concert de hip hop…

C’est moins politique ?

Marie : Je ne suis pas forcément d’accord, parce que beaucoup de mecs en soirée techno viennent aussi, il faut le dire, avec un rapport de domination. Ils vont être beaucoup plus critique face à une fille qui va être djette. Pour moi, il n’y a pas que le rap. On dit souvent que les rappeurs, dans leurs paroles, sont plus sexistes, mais pas du tout, juste que c’est à la mode de stigmatiser le hip hop rap… Alors certes, il y a des rappeurs avec des paroles sexistes mais de la même manière qu’il y a énormément de chansons françaises avec des paroles ultra sexistes, comme Serge Gainsbourg ou Léo Ferré.

Pour revenir à la deuxième soirée, on a vu qu’il y avait des open mic et plusieurs concerts…

Marion : Il y a trois concerts. Le premier, c’est un collectif de jeune rappeuses qui ont à peu près 15-16 ans et qui commencent à se lancer. Elles s’appellent Rap’elles. Elles sont cinq. On les a connues grâce à Rena, qu’on fait jouer aussi, c’est une rappeuse de Montpellier. Ce sont des jeunes de Saint-Georges-d’Orques. Et à côté de ça, il y a aussi Maëv, une rappeuse de Béziers qui va sortir un EP à la fin de l’année. Ces rappeuses, on les a connues de fil en aiguille. C’est Rena qui nous a dit : « j’ai une amie qui fait du rap. » Tout le monde se connait. Après, ce n’est pas forcément évident de trouver des artistes rappeuses.

 

 

Marie : Parce que les filles, beaucoup vont rapper, mais se lancer chez elle. Il y a un pas entre se lancer et être visible. En terme de classe sociale, en terme de quartier, de lieu de vies… Des fois, j’me dis qu’on est que des blanches dans une asso, qu’on on invite que des rappeuses blanches. Structurellement…

Marion : Non, pas exclusivement. Lors de la première soirée, on avait invité Waka et Ékiee de Marseille.

Marie : Quasiment. Alors que le rap c’est de l’antiracisme, et à la base tous les rappeurs-euses, c’était quand même une lutte. C’est pour ça qu’on essaie de rendre visible, à travers notre page Facebook Les Tricoteuses en Furie, toutes les luttes antiracistes et féministes, comme l’islamophobie…

Cela fait aussi partie de votre stratégie ?

Marie : Ah complètement. Comme on s’est rendues compte que le milieu politique blanc dit antifasciste, pour eux le racisme, c’était du moral, de l’individuel… Nous, on veut rendre visible les initiatives des femmes voilées. La loi de 2004 a exclu les femmes voilées de l’école et pendant dix ans, on a eu la gauche et la droite qui, tour à tour, n’ont pas considéré ces questions. Mais bon, là on s’éloigne un peu (rires).

Vous vous financez comment du coup ?

Marie : On ne demande pas de subventions parce qu’on souhaite rester totalement indépendantes, c’est notre poche, on essaie de se rembourser. La plupart de nos soirées sont gratuites, mais là on arrive à un moment où on n’a plus de sous. C’est pourquoi le prochain événement, on va le faire à trois euros.

Mylène : Avant, pour les soirées techno, on avait réussi à trouver un petit bar qui nous donnait un petit billet, ça nous aidait à rembourser les frais des affiches…

Marie : Parfois, le fait qu’on invite des filles pose problème aussi. Une fois, on a voulu faire une soirée dans un bar d’ici, on voulait inviter une rappeuse qui s’appelle Rebeca Lane, une rappeuse du Guatemala vraiment géniale, puis féministe et tout. Elle était sur Barcelone, on voulait absolument la faire venir. On a proposé à un bar de faire cette soirée, on avait envoyé des liens de la rappeuse, tout ça. Ils nous ont dit que c’était trop féministe, donc que c’était mort. Alors que la rappeuse, c’était vraiment une grosse rappeuse, elle se bouge au Guatemala, pour toutes ces questions. Que ce soit le racisme, l’impérialisme, le colonialisme… Elle s’est orientée vers la poésie.

 

 

Vous pensez que la condition de la femme dans le rap évolue ?

Mylène : C’est une évolution permanente même s’il y a des barrières partout.

Marie : Pour moi les cultures urbaines, c’est le reflet de la société. Et la société, elle est patriarcale et sexiste. Mais la visibilité pour les artistes fait que leur condition évolue, cela fait bouger les choses. Mais est-ce que cela a évolué par rapport à une société globale ? C’est pour ça que je suis contre les gens qui disent : « Le rap c’est sexiste ». Non, c’est partout. La société est elle-même raciste, sexiste et patriarcale.

Mylène : C’est pour ça aussi qu’à notre petite échelle, c’est important qu’il y ait cette envie de ne faire passer que des rappeuses.

Marie : Et ça bouge à Saint-Étienne aussi, il y a un festival qui s’appelle le Femcees Fest. Ce sont des filles qui, chaque année, font trois jours de festival où elles invitent toutes les rappeuses qu’elles peuvent, qui ne viennent pas uniquement de France. C’est au moins de juin normalement, et là ça va être au mois de septembre, il y aura des du skate, de la danse hip hop, du graff… Elles essaient un peu d’allier tout ça. Et c’est pas cher, c’est dix euros les trois soirs, un truc comme ça. Ce qui est important pour nous, c’est que les choses soient à l’initiative des concernées. J’ai remarqué que dans le skate, le sport, le foot, souvent, comme les hommes ont plus de place, ils vont se servir de la montée de la visibilité du sport féminin en créant un certain nombre d’initiatives, mais toujours gérées par les non concernés.

 

« Tu vois qu’il faut quand même que les filles restent dans un cadre qui respecte « les normes » de la société « 

 

Votre idée est aussi de montrer l’exemple d’une alternative entrepreneuriale féminine ?

Marion : Oui mais justement, il y a quand même beaucoup de meufs qui se motivent à créer ce genre d’initiatives. Après, c’est dommage que ce soit des mecs qui reprennent ça pour eux. Mais il reste énormément de barrières par rapport aux filles, pour qu’elles puissent intégrer plus facilement ces milieux. C’est pour ça que c’est bien que ça vienne de filles.

Marie : Et encore plus quand ça vient de filles noires ou hommes noirs, parce que nous on parle quand même en tant que femme blanches. C’est déjà plus simple pour nous que pour une femme voilée ou racisée.

Marion : Même si la visibilité des filles a un peu évolué, tu vois qu’il faut quand même qu’elles restent dans un cadre qui respecte « les normes » de la société. Si elles sortent un peu du cadre de ce qu’on attend d’elle… C’est pour ça qu’on voit plus de filles, on les voit parce qu’elles correspondent aux attentes, plus qu’une fille qui va faire du rap ou autre chose.

Marie : J’avais envie de dire Liza Monet, mais après il y en a qui trouvent ça subversif. Je n’écoute pas ce genre de rap, mais il y a toute une partie d’un mouvement dit féministe qui trouve ça subversif, parce qu’effectivement, c’est la liberté du corps.

Marion : Un peu comme Beyoncé qui assume son corps. C’est une revendication féministe aussi.

Marie : Après ce qu’on peut comprendre dans le sens de Beyoncé et Liza Monet, c’est qu’effectivement, qu’est-ce que doit faire une fille pour percer aujourd’hui ? Moi je ne suis pas pour percer dans ce sens-là, ni pour percer tout cours d’ailleurs, (rires) mais je comprends certaines filles féministes qui disent : « oui mais bon, qu’est ce que les hommes attendent de toi quand t’es sur scène ? » C’est juste qu’elles utilisent ça pour l’empowerment.

Au-delà de la soirée, c’est quoi les prochains projets ?

Marion : Pour l’instant, on se pose un peu des questions, comme on a des projets un peu différents. Mylène travaille, moi je suis en formation, je ne sais pas ce que je fais l’année prochaine, Marie qui va peut-être reprendre une formation dans l’animation sportive… Donc on a quand même de moins en moins de temps pour l’asso. Les projets, ce sera plus des projections. Les concerts, cela demande beaucoup d’énergie. On aimerait bien réduire ce qui demande trop d’investissement. On a un projet à Marseille avec un collectif de rappeuses racisées qui luttent beaucoup. Elles vont faire un festival qui s’appelle le Festival Umoja, pour relier les cultures urbaines à Marseille. Nous, on est peut-être plus comme ça avec l’association, on se dit qu’il faut qu’on crée des liens. On a plus envie de travailler avec d’autres personnes. Collaborer avec d’autres associations, même en dehors de Montpellier si on peut se le permettre. Et continuer sur des petites projections sur des thèmes larges, trouver des gens qui seraient intéressés, motivés.