Les quartiers populaires ont ça de particulier qu’ils fascinent autant qu’ils répugnent. Objet des fantasmes les plus éculés, les « banlieues », « zones prioritaires », « cités » (prenez au choix une appellation géographique qui désigne comme un tout homogène un lieu diffus et ses millions de résidents) sont particulièrement au cœur des préoccupations à l’heure des présidentielles. Soucieux de grossir ses rangs, chaque candidat y va de sa main tendue vers ceux qu’il délaisse le reste du temps. Le schéma est grossier, l’opportunisme grillé, mais disons que c’est le jeu de la campagne.
Lors du dernier épisode en date, une équipe d’entrepreneurs macronistes s’est fendue d’un communiqué -dont on ne doute pas de la spontanéité- pour expliquer que la solution pour améliorer le sort des quartiers ne pouvait venir que de leur gourou. Outre le fait que cette tribune soit publiée dans Libé, le problème n’est pas tant de voir le camp d’En Marche tenter sa chance sur le crédo des quartiers au risque du ridicule. Non, le plus surprenant, c’est que ce discours salvateur sorte au moment exact où le milieu associatif et militant de ces mêmes quartiers n’a jamais autant affirmé sa volonté d’autonomisation politique. En se targuant d’être à l’écoute des populations précaires, Emmanuel Macron et ses soutiens nous démontrent par l’absurde qu’ils ne les entendent pas.
« L’heure de nous-mêmes a sonné »
Car s’il y a bien un mot d’ordre qui apparaît depuis plusieurs années au sein des quartiers et de leurs mobilisations, c’est celui de l’autonomie. Des deux Marches de la Dignité aux manifestations de soutien pour Adama Traoré et Théo Luhaka, les démonstrations de force se sont multipliées et ont rappelé, à chaque fois, que la défense des intérêts des quartiers se ferait sous la coupe de leurs habitants ou ne se ferait pas. S’auto-organiser, s’auto-émanciper reviennent alors comme des principes nécessaires à la mise en place d’actions efficaces contre les inégalités. Aux accusations de repli sur soi, les concernés objectent les risques de se faire instrumentaliser. De résignations en traîtrises politiciennes, les quartiers ont de la mémoire et ont retenu la leçon des récupérations fatales à leurs revendications. « L’heure de nous-mêmes a sonné » et celle des concessions est passée. Fort de cette réflexion, un solide mouvement collectif est donc en train de se structurer progressivement.
À ces fins, les rassemblements continuent de se multiplier, comme à Paris pour la Marche pour la Justice et la Dignité du 19 mars dernier. Trois jours avant, déjà, à St-Denis, se tenait une nouvelle édition des « Paroles Non-Blanches » sur le thème des violences policières. Au cœur des discussions, activistes et proches des victimes évoquaient les moyens et principes à privilégier pour faire perdurer l’essor actuel de leur lutte. Avant toute chose, l’ensemble des protagonistes s’accordaient à maintenir une vigilance accrue face aux tentatives d’immiscions des structures partisanes traditionnelles, au premier rang desquelles figure la « Gauche blanche ». « Le Parti de Gauche, s’il viennent à la marche, qu’ils restent derrière ! » avertissait l’un des membres du public, « Les quartiers ne seront pas moins forts sans la gauche » synthétisait un autre. Et, de fait, dimanche, tout au long de la marche pour la Justice et la Dignité, la disposition des groupes de manifestants (avec les « antiracistes » en tête de cortège et les « radicaux de gauche » en fin de parcours) reflétait physiquement ce souci d’accepter des alliances extérieures à la stricte condition de rester au devant des combats.
Cette défiance envers la Gauche ne sort pas de nulle part, elle s’inscrit dans une perspective historique que les sympathisants des associations impliquées (comme le Parti des Indigènes de la République, le Front Uni de l’Immigration et des Quartiers Populaires, le collectif Vies Volées, ou encore Urgence Notre Police Assassine) tiennent à rappeler. C’est le préalable à toute cause : se réapproprier l’histoire des luttes antérieures pour honorer les générations pionnières, empêcher l’oubli de leur démarche et apprendre des erreurs. Un travail de remémoration indispensable pour résister à « l’art et la manière de casser des luttes » des gouvernements successifs. Dans cette lignée, le cas de Justice pour le Petit Bard (collectif montpelliérain pour la rénovation du quartier) est souvent pris comme modèle d’organisation face aux différents obstacles institutionnels. Et il faut croire que leur parcours fait école, puisque Montpellier nous a récemment donné d’autres exemples avec la tenue des États Généraux de l’École dans les Quartiers Populaires, le weekend du 24 mars, ou encore l’action du collectif de la Tour d’Assas. Partant du constat que« si on ne le fait pas, personne ne le fera pour nous », chacun des ces événements cherche à rendre visibles des problématiques habituellement cantonnées à une partie de la population. Sensibiliser le plus grand nombre demande une sacrée imagination et les projets pullulent : on pense aussi à la diffusion nationale du documentaire « Les coups de leurs privilèges » par le collectif Va te faire intégrer ou encore à la publication par Cases Rebelles de l’ouvrage « 100 portraits contre l’état policier ».
« La star, c’est le quartier »
Mettre en place sa propre expertise, construire un discours commun, tout cela est bien beau mais ne donnerait pas de résultats sans « passage à l’acte ». L’arme du droit s’avère alors déterminante pour obtenir gain de cause sur un terrain aussi miné que celui de la lutte contre les discriminations. Quand des familles de victimes de violences policières se heurtent aux autorités publiques pour obtenir justice, la solidarité est de mise mais la tâche est ardue. Notamment quand le simple projet de mutualiser les contacts d’avocats prêts à plaider pour ce genre de situations s’avère très difficile pour la simple et bonne raison qu’une partie de la profession rechigne à sacrifier une carrière pour des affaires périlleuses. Mais les motifs de satisfaction existent et montrent une certaine progression par à-coups, comme lorsqu'en 2011 est instaurée une réforme permettant aux avocats d'assister aux interrogatoires tout au long d'une garde-à-vue, luxe inconcevable auparavant. Plus récemment, la mise en examen pour violences volontaires du policier impliqué dans la mort d'Amadou Kouné montre incontestablement que la peine que se donnent les proches des victimes n’est pas vaine et que le jeu en vaut la chandelle.
Alors, bien sûr, le chemin vers l’équité sociale sera long et semé d’embûches. Mais celles et ceux qui luttent depuis des années ne comptent pas en rester là et songent bien à renverser un peu plus le rapport de force politique pour imposer leur agenda. Les acquis sociaux s’obtiennent collectivement sur le long terme, et les sollicitations électoralistes de tout bord n’y changeront rien. Le plus dur sera de garder patience malgré l’urgence de la situation. Au-delà des divergences et des nuances de discours inévitables dans une coalition aussi large, la priorité est donnée à l’unité et le succès de la manifestation du 19 mars 2017 est là pour en témoigner. « La star, c’est le quartier », entendait-on crier dans un haut-parleur au moment de ranger les banderoles. Non loin, dans un coin de la Place de la République, la conclusion de la journée était donnée : « On se quitte plus, on reste indé’, et on se retrouvera. ». À coup sûr, la promesse sera tenue et aura plus séduit les quartiers populaires que les vulgaires danses du ventre de tel ou tel candidat à la présidentielle.