Le 27 octobre 2005, deux enfants sont tombés comme des feuilles de chêne en automne. D’ailleurs, ces enfants habitent au Chêne-Pointu. Ce sont Bouna Traoré et Zyed Benna.
Nous sommes le 27 octobre 2005, une partie de foot pour tuer le temps s’organise entre une bande d’amis. Il est près de 17h quand les jeunes rentrent chez eux pour rompre leur jeûne en ce mois de ramadan. Un riverain -l’ironie du sort voudra qu’il soit employé de funérarium- pense à une infraction sur un chantier près de chez lui. Il alerte les policiers, qui sont sur place 10 minutes plus tard. La suite, vous la connaissez, on la connaît tous malheureusement. Enfin, on connaît peut-être la suite de l’histoire, faudrait-il encore que la Justice ne se bande pas les yeux que quand ça l’arrange et que son glaive ne serve pas seulement de bras armé pour les oppresseurs.
« Les flics ? Je ne les ai jamais aimés, j’ai toujours joué le voleur étant petit »
Cet automne-là, il y a 10 ans, j’avais 14 piges, Bouna en avait 15, Zyed 17. Cet automne-là, pendant les vacances scolaires, je traîne avec mes potes du quartier, la même vie que les deux Clichois : PES 5 sur Play 2, épisodes de H en DVD-R et parties de foot au city. C’est l’époque où je regarde en boucle « La haine » de Kassovitz, quand j’apprends leur mort, j’ai comme une impression de déjà-vu, comme si fiction et réalité ne se distinguaient plus. Je me rappelle avoir eu la rage, avoir eu de la peine, et aussi avoir eu peur. J’étais Zyed, j’étais Bouna, j’étais Muhittin aussi, ce jeune qui a survécu à la décharge électrique du transformateur EDF où se cachaient les trois jeunes.
J’ai fait mes émeutes, brûlé une poubelle avec de l’essence siphonné sur un parking communal. Je m’étais mis au rap aussi, fallait que je dégueule la haine que j’avais contre cette société, ce système où les Grands sont impunis. J’ai 14 ans et je ne crois en personne, ni les responsables politiques, ni le monde associatif que j’assimile à des collabos de la mairie, ni mes enseignants. Les flics ? Je ne les ai jamais aimés, j’ai toujours joué le voleur étant petit.
Je me souviens de la haine que j’avais contre ce ministre de l’Intérieur qui voulait « nettoyer les banlieues au Karcher ». Nicolas Sarkozy, qui à Argenteuil, deux jours plus tôt, le 25 octobre, déclarait vouloir se « débarrasser de la racaille ». Dès le lendemain de la mort des deux jeunes, le petit Nicolas s’empresse de dédouaner ses ouailles de la Police et affirme que les adolescents tentait de commettre un cambriolage. On n’est plus à un mensonge près.
Que s’est-il passé depuis ?
Je pense à des trucs bêtes, comme le fait qu’ils aient raté le coup de boule de Zidane en finale de coupe du Monde 2006. Je suis certain qu’ils en auraient parlé pendant des heures. Ils n’ont jamais eu l’occasion de voter aussi, en même temps à quoi bon. Étaient-ils puceaux ? Moi je l’étais en tout cas. Vraiment, je pense à toutes ces choses insignifiantes qu’ils ne connaîtront jamais. Ils ont aussi raté les « Anges de la télé-réalité », mais ça c’est pas plus mal.
J’ai toujours la haine, au fond. Je l’ai juste canalisée. J’y ai mis des mots de Frantz Fanon, de Malcom X, j’ai enrichi ma réflexion, j’espère seulement ne pas être trop vieux et/ou trop aliéné à mon confort petit-bourgeois, quand la prochaine révolte aura sonné. Il est important de se souvenir de ces deux visages, ces visages trop basanés pour qu’ils ne pèsent en défaveur de Sarkozy en 2007. Le débat sur l’identité nationale de Besson, « les Auvergnats » de Brice Hortefeu, les civilisations qui ne se valent pas selon Guéant, voilà les affres du sarkozysme qui suivirent. En attendant, il faut aussi se rappeler que la France s’est faite par des révolutions : 1789, 1830, 1848, 1870…
« Vous avez fait émerger des consciences partout en France, on vous a pleuré avec des flammes, pour que vous puissiez les voir de là-haut »
Est-on prêt pour le changement ? Au fond, non. L’inertie de nos vies nous recentre sur la futilité et sur notre subsistance, les années s’accumulent et on a le droit aux mêmes marronniers sur la baisse puis la hausse du chômage, sur les fermetures d’usines, sans parler des politiques de la ville qui se suivent et se ressemblent. Toujours les mêmes contrôles au faciès, les dérapages racistes de nos élus de tous bord ne diminuent pas, bien au contraire (Nadine, tu l’as vu mon doigt ?). Tout ceci dans l’indifférence générale. Enfin presque, le peuple gronde mais tant qu’il a un IPhone, vous pouvez l’entuber tant que vous le voulez.
Aujourd’hui, je ne suis plus totalement le même. Déjà j’ai lâché PES pour Fifa, mais j’ai aussi compris qu’il n’y avait pas que des ennemis en face de moi. Maintenant, je veux être professeur dans les endroits où j’ai grandi, je veux être en ZEP et colmater les fractures sociales. C’est peut-être comme pisser dans l’océan, je sais, mais je tente.
Je me rappelle avoir tagué au Posca dans mon collège « Z-B Morts pour rien ». Non, vous n’êtes pas morts pour rien, Zyed et Bouna. Vous avez fait émerger des consciences partout en France, on vous a pleuré avec des flammes, pour que vous puissiez les voir de là-haut. Dans les faits rien n’a bougé ici, dans la tête c’est une autre affaire. La prochaine fois, je ne brûlerai pas qu’une poubelle. Vous pouvez en être sûrs, aussi sûrs que je me souviens de cet automne 2005.